Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/474

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cieuse en sa qualité d’électeur. L’armée en effet n’est pas seulement une force militaire, elle est aussi un grand corps politique investi de la force au service d’un parti. Le gouvernement, qui compte sur ses suffrages, et qui a besoin de ses services, ne se soucie pas de la mécontenter ; il ferme donc les yeux à ses désordres, et couvre de son nom des excès qu’il devrait punir. Le danger n’est pas tant ce despotisme si souvent et si vainement prédit à l’Amérique que l’anarchie, c’est-à-dire la tyrannie des subalternes et l’impuissance du pouvoir qui devrait les dominer.

Chez les nations européennes, l’armée est un instrument docile placé dans les mains du pouvoir. Il n’est pas à craindre qu’elle opprime pour son propre compte. Si jamais elle devient l’outil du despotisme, on sait à qui s’en prendre et sur qui faire peser la responsabilité des crimes qu’elle a commis. Elle est une chose dangereuse, mais ce n’est point une chose malfaisante, et il suffit de peser sur le gouvernement pour peser en même temps sur elle. En Amérique, elle n’est ni une institution ni un instrument ; c’est une force irrégulière, convoquée à la hâte, mal faite à l’obéissance, agissant d’après ses passions et ses caprices plutôt que par une direction suprême qu’on n’essaie même pas de lui imprimer. C’est pourquoi un système régulier de despotisme militaire n’est pas à craindre en Amérique, si ce n’est de la part de quelque général victorieux que détrônerait bientôt la jalousie de ses rivaux. C’est pourquoi aussi la domination de l’armée n’est pas durable, et doit peu à peu s’évanouir après la guerre, à mesure que les bandes licenciées se disperseront dans les nouveaux territoires de l’ouest ou se perdront dans des brigandages obscurs. Jusqu’alors les violences, les crimes même sont inévitables, et il faut s’en prendre, non pas à l’administration républicaine, mais à, l’organisation même de l’armée. Cette, organisation est-elle donc si mauvaise ? Est-il déplorable qu’on ne puisse la changer ? Il me semble que le remède serait pire que le mal. Si une fois l’armée devenait une force constituée et obéissante, si elle prenait la permanence et l’unité qui lui manquent, le despotisme sortirait nécessairement de la guerre civile. Mieux vaut souffrir temporairement son indiscipline que d’avoir plus tard à courber la tête sous la tyrannie savante dont elle serait la servante trop docile. Le mal même du présent est une garantie du mieux à venir.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.