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battre, ces fusils brillant dans l’ombre, ces officiers qui se promenaient, sabre en main, dans les groupes ? Je compris alors ce qui s’était passé : les soldats avaient résolu que le meeting n’aurait pas lieu. Sur un signal, une grêle de pierres avait assailli la foule ; la soldatesque s’était ruée sur les orateurs désarmés ; en un clin d’œil, elle avait brisé les lampes, déchiré les devises, abattu l’estrade, trainé dans la boue les bannières qui portaient le nom de Mac-Clellan, et une troupe de gamins, guidés par les uniformes, s’acharnait avec de grands cris sur les derniers débris de ces planches rebelles. Je m’attendis alors à une émeute ; je crus qu’une légion de revolvers et de couteaux allaient mettre les soldats à la raison. Il n’en fut rien : l’armée est trop puissante à Saint-Louis pour qu’on lui rende ses insultes. Il y eut quelques rixes, quelques blessures, quelques pistolets tirés ; on releva quatre ou cinq victimes assommées et foulées aux pieds durant le tumulte. La foule, muette et irritée, stationna longtemps, comme hésitante. La nuit était si obscure qu’elle ne savait ni le nombre ni la force de ses ennemis. Enfin elle se dispersa en chuchotant avec des murmures : « Ces damnés soldats ! — Avaient-ils des ordres ? — Sans doute, ils avaient leurs fusils ! » Et les républicains restèrent maîtres de la place, triomphant d’un succès qui n’était pas bien glorieux.

Je revins au meeting du café Guénaudon. L’éloquence y était médiocre, et franchement l’occasion mal choisie pour parler de liberté ; mais les soldats, armés et présens partout, veillaient à ce que l’enthousiasme fût unanime. Une douzaine d’orateurs se succédèrent à la file, s’indignant qu’on osât réclamer pour les déloyaux les mêmes droits que pour les patriotes. « Montrez-nous, disaient-ils, un homme connu pour être un bon et fidèle citoyen, un défenseur dévoué de l’Union, à qui jamais on ait refusé le droit de parler devant le peuple. Quant aux traîtres, nous les chassons, et c’est justice : nous ne les laisserons pas répandre leurs doctrines venimeuses et envahir le gouvernement de notre pays. » En d’autres termes, nous voulons la liberté pour nous-mêmes, mais nous ne la voulons pas pour nos adversaires. — La liberté a partout de ces jaloux défenseurs, de ces adorateurs respectueux qui craignent de la souiller en la prêtant à une mauvaise cause, et qui en conservent pour eux-mêmes le dépôt sacré. — L’argument d’un major Miller me paraît digne d’être cité comme fort pittoresque. « Je connais Tom Fletcher, et je le soutiens parce que je l’aime. Quant à big Tom Price, il boit plus de whiskey à lui tout seul que Fletcher et moi à nous deux. » Ce trait d’éloquence souleva un trépignement d’admiration. Une voix malencontreuse s’avisa de crier : Three cheers for Mac-Clellan ! Aussitôt tumulte, agitation ; un grand cri