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du besoin de faire du bruit. Ils prétendent que dans ce pays des gloires surfaites nulle réputation n’est si usurpée. Pendant qu’il était maître à Saint-Louis, il y menait vie de prince, toujours chamarré d’or, entouré d’officiers nombreux, ne se montrant au peuple qu’en grand équipage, n’accordant une entrevue qu’avec l’étiquette d’un empereur. Tandis que la Maison-Blanche à Washington est ouverte à tous venans, blancs et noirs, et que le laboureur y vient chapeau sur tête, en gros souliers ferrés, serrer la main du président, il fallait, pour parvenir jusqu’au général Fremont, percer deux ou trois phalanges d’aides de camp et de chefs de bureau ; quand on avait obtenu l’audience, on ne trouvait au fond du sanctuaire qu’une idole de bois.

On ajoute qu’il est plein de son génie et se croit destiné à jouer le rôle de dictateur dans la république américaine régénérée. Fabuleusement enrichi par la découverte d’une mine d’or dans ses propriétés de Californie, il a voulu se rendre populaire par de folles prodigalités. Les ouvriers de Saint-Louis se rappellent l’heureux temps où il les enrichissait en les faisant travailler à de gigantesques et inutiles ouvrages. Fortifications, bateaux à vapeur, monumens inachevés, que n’a-t-il pas entrepris ! Enfin, quand il s’est agi de faire la guerre, Fremont a réuni des ressources immenses, de quoi faire vivre une armée de cinq cent mille hommes ; puis, nouveau Xerxès, il s’est mis en campagne avec un air de triomphateur anticipé pour s’en retourner au premier choc et laisser tout son coûteux appareil aux mains de l’ennemi. C’est alors que le gouvernement fédéral, engagé malgré lui dans d’énormes dépenses, ferma sa bourse et refusa péremptoirement de rien payer. Il fallut trouver en quelques jours près de cent millions, et toute la richesse du général y passa.

On l’accuse enfin d’être ambitieux et révolutionnaire. Il voulait, dit-on, séparer l’ouest du nord et s’y faire une sorte d’empire. Pendant tout le temps de sa dictature, il a régné pour son compte et en dépit des injonctions du président. Entre les républicains du nord et les démocrates du sud, il n’y avait qu’une place vide, le radicalisme, et il est devenu le chef des radicaux. Toutefois ses allures indépendantes et dictatoriales l’ont mal servi : le gouvernement, impatienté de l’opposition systématique de ce lieutenant indocile, lui a retiré son pouvoir avant qu’il se crût assez fort pour résister ouvertement. Visant à être une sorte de César nouveau dans la république américaine, il n’a trouvé nulle part et dans aucun parti le grand rôle qu’il voulait jouer. Ses partisans traitent le président Lincoln, ses généraux et ses financiers d’incapables ; mais le peuple américain n’est pas de cet avis. Si le général Fre-