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Front ; le faite est aussi élevé que la nef d’une cathédrale. Ces bateaux de la Nouvelle-Orléans sont vraiment prodigieux.

On dit que la ville de Saint-Louis était autrefois très aristocratiquement habitée. Il n’y paraît plus guère aujourd’hui. On n’y trouve même pas ce vernis brillant, mais un peu frelaté, qui couvre la société de l’est, et peut à première vue faire illusion. Les hommes les plus riches, ceux qui comptent par millions leurs revenus, ne se distinguent pas de l’ouvrier des rues : ils s’en vont débraillés, la pipe à la bouche, mal peignés, mal vêtus, un chapeau gras sur l’oreille, des bottes trouées aux pieds. Quant aux hommes d’extérieur convenable, on s’en défie, ce sont des gamblers, des aventuriers qui veulent jeter de la poudre aux yeux. Les gens posés et respectables ne connaissent que le luxe positif des dollars. Encore la richesse ne représente-t-elle pour eux qu’un moyen d’en acquérir davantage en faisant plus d’affaires. Ils n’imaginent pas d’autre jouissance que d’ajouter une pierre à l’édifice sans cesse croulant et relevé de leur fortune ; ce sont des machines à faire de l’argent, qui ne savent pas l’appliquer à leur usage. Qu’ils aient dix millions ou dix francs, ils n’en ont pas moins la même vie et les mêmes mœurs. J’ai vu le restaurant où dîne la grande finance de la ville : c’est une échoppe borgne, où deux fois le jour les convives s’entassent autour d’une table en forme de tréteaux comme une meute de chiens affamés. Cette collation leur coûte quinze sous et s’achève par d’abondantes rasades de whiskey. En revanche, leurs femmes sont couvertes de bijoux de pacotille achetés au double de la valeur. — Saint-Louis est une des villes d’Amérique où il s’en vend le plus. Dès six heures du matin, dans les auberges où vivent les négociais de la ville, on voit descendre au déjeuner, tout caparaçonnés de pierreries, des mannequins parés qu’on appelle des dames. Si l’on achète une maison, on la décore somptueusement, mais sans ordre et sans tact. Je me suis promené dans les boutiques des marchands d’objets d’art pour étudier les goûts de la classe opulente, et je les ai trouvés dignes des nègres de Guinée. Je ne parle pas de leurs tableaux, de leurs statues, des sujets à la fois bourgeois et pompeux qu’ils préfèrent : on dirait ces papiers peints, à grandes scènes historiques, qui tapissent nos cabarets de province. L’œuvre d’art la plus estimée à Saint-Louis est une sorte de paysage en relief, avec un ciel d’émail, une mer d’ivoire, des arbres de bois et d’étoupe, des bateaux à vapeur sur les fleuves, des chemins de fer sur les rivages et des châteaux sur les montagnes. C’est presque aussi beau que ces jouets appelés par les enfans ménageries, où l’on voit des chênes de mousse et des peupliers de copeaux plantés sur un pied de bois peint en vert figurant la prairie. Il ne manque plus