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C’est aussi dans l’Illinois, et non loin du Mississipi, que des aventuriers français fondèrent la fameuse colonie communiste de l’Icarie. Ceux-là ne faisaient pas ombrage au gouvernement des États-Unis ; il n’était pas besoin de violence pour en purger la terre américaine : on n’avait qu’à laisser faire le temps. J’ai vu à New-York un ancien colon de l’Icarie bien dégoûté aujourd’hui des chimères qui l’y avaient amené. « Nous étions, dit-il, une bande de fainéans ; nous nous disputions tous les jours ; nous ne savions pas obéir. Je ne sais si nos enfans se seraient faits à la discipline. Après tout, il n’y a que l’intérêt personnel qui nous pousse. » Voilà comment l’Amérique échappe aux maladies sociales de l’Europe. L’expérience est la meilleure école pour rectifier les idées fausses. On en cherche bien loin le remède : il n’en est d’autre que la liberté.

Hier soir, à Quincy, nous avons pris à bord une complète cargaison de bœufs et de chevaux. Le troupeau rassemblé sur la plage nous salua en mugissant. Un berger armé d’un long fouet, botté, éperonné, les pieds dans de gros étriers mexicains, galopait tout autour sur un cheval mince et actif, à la longue crinière. C’est là le berger des prairies, espèce de centaure sauvage, inséparable de sa haute selle espagnole, de son large chapeau de feutre et de ses habits de peaux. Il amenait la dîme de son troupeau, destinée sans doute au marché de Saint-Louis. Les chevaux entrèrent facilement et de bonne grâce ; mais la gent cornue, comme si elle pressentait sa destinée, fut longue à prendre son parti. C’était un curieux spectacle que le troupeau ahuri de ces pauvres bêtes, pressées comme une bande de moutons, cachant leurs têtes les unes sous les autres et beuglent plaintivement, tandis que leur conducteur les accablait de coups de fouet, et qu’une troupe de matelots nègres armés de cordes et de bâtons les poussait à grands cris. Plusieurs fois elles grimpèrent sur les caisses et les marchandises entassées qui s’écroulaient avec fracas, où, saisies d’épouvante, faillirent se jeter en masse à la rivière. Enfin les matelots, les prenant par les cornes, par les jambes, par la queue, les rouant de coups de poing et de coups de pied, les traînèrent une à une sur la passerelle, jusqu’au moment où la troupe éperdue prit une résolution soudaine et se précipita en rangs serrés. Je les retrouve ce matin dans l’entrepont, tremblantes aux secousses de la machine, aux battemens des roues, les unes tête basse, respirant à peine, et n’osant rien voir autour d’elles, les autres ruminant quelques bottes de foin qu’on leur a jetées, tout en promenant sur nous leurs grands yeux doux et timides.

Nous devons offrir un singulier tableau, flanqués de deux gros bacs chargés jusqu’aux bords, entre lesquels s’élève l’imposant édifice. Nous avons un front de bataille de 30 ou 40 mètres, et ces