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toire ; la Prusse, qui est la plus petite et la moins peuplée des grandes puissances, la Prusse, qui se trouve géographiquement mal faite, veut porter ses ressources matérielles au niveau des prétentions de grand état que son ambition et son histoire lui ont inspirées. Elle a trouvé une occasion de satisfaire cette tendance ; elle l’a saisie avec autant de fermeté que d’habileté. Il n’est pas même question en cette circonstance des intérêts d’hégémonie allemande qui pourraient se confondre avec une aspiration de la race germanique à l’unité de gouvernement. Pour le cabinet prussien, la politique de nationalité est hors de cause ; il s’agit purement et simplement pour lui du développement du royaume dans l’ancien sens du mot. Sa politique de 1865 se rattache directement à la politique de 1765 : M. de Bismark n’entend procéder que du diabolique Frédéric II, il a mené l’affaire des duchés comme Frédéric avait conduit le rapt de la Silésie et la conspiration contre la Pologne. Aussi ce sont les vieux procédés qui ont été mis en œuvre : on a joué au plus fin, au plus hardi, au plus cynique ; on s’est fait un art et une gloire de la dissimulation et de la tromperie. On a commencé l’entreprise en se servant de certains prétextes, on l’a conclue en désavouant ces mêmes prétextes. On a fait la guerre au Danemark au nom du droit fédéral allemand, on en recueille les résultats au nom des intérêts prussiens. On a contesté les droits de succession du roi de Danemark au Slesvig-Holstein, on a mis en avant ceux du duc d’Augustenbourg, on a pris une conférence des puissances européennes à témoin des principes de droit public qu’on entendait faire prévaloir ; puis, du moment où le roi de Danemark a été dépouillé des provinces qu’on l’accusait de posséder injustement, on l’a reconnu comme seul légitime propriétaire de ces provinces que l’on se faisait céder par lui. Des droits de nationalité, des droits des duchés à se prononcer sur la forme de leur gouvernement, sur le choix de leur souverain, sur leur participation à l’administration de leurs affaires, il n’en a plus été question ; des droits du Bund à régler ces graves matières, il n’en a plus été question. Une fois entrée dans la maison, la cour de Berlin a fermé la porte au nez de ceux à qui elle avait annoncé qu’elle y entrait pour leur compte, et, se retournant vers eux, elle leur a dit : Chassez-m’en ! Dans le cours de ces belles transactions, on a eu d’ailleurs l’agrément de mettre à profit le concours reconnaissant de la Russie, de jouer la politique anglaise personnifiée dans l’empressé et candide lord Russell, d’exploiter un dépit de la France caché sous le platonique amour des nationalités, de forcer la main à l’Autriche humiliée. La gloire est aussi complète que le succès, et M. de Bismark peut demander aux détracteurs et aux jaloux si jamais partie fut mieux jouée.

C’est déjà beaucoup qu’un pareil tour de force diplomatique ait pu être exécuté de notre temps. Il serait extraordinaire, il nous paraîtrait impossible que cet événement n’eût point de graves Conséquences. Cette solution de l’affaire des duchés ne réveillera-t-elle point en Allemagne cette conscience publique qui doit y représenter les principes et les tendances