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prégnés de l’esprit hellénique : ils ne se servaient plus de leur langue sacrée, si bien que sur toutes les tombes juives qu’on a découvertes jusqu’ici dans la campagne romaine on n’a retrouvé encore qu’un seul mot d’hébreu. De juif qu’il était, le christianisme est donc devenu grec sans peine. La période grecque a duré chez lui plus longtemps ; le grec était encore la langue officielle de l’église au commencement du IIIe siècle, et c’est en cette langue que sont écrites les épitaphes des papes jusqu’à saint Corneille. Ainsi le christianisme s’est communiqué d’abord des Juifs aux Grecs, on n’en peut pas douter ; mais les Romains y sont venus de bonne heure, les riches et les grands seigneurs aussi bien que les esclaves et les pauvres : c’est ce que veut établir M, de Rossi, et les conséquences de son opinion sont faciles à déduire. En embrassant le christianisme, les Romains apportaient naturellement avec eux les qualités ordinaires de leur race, l’amour de l’ordre et de la régularité, la haine des discussions stériles, le goût des choses positives et pratiques substitué aux théories aventureuses. A peine introduits dans la foi nouvelle, ils ont dû avoir l’idée de discipliner les croyances, d’établir une autorité, d’imposer la soumission, de régler la hiérarchie, de fonder enfui le gouvernement des âmes sur les mêmes bases que celui des corps. Selon M. de Rossi, ces choses sont plus anciennes qu’on ne le croyait ; si l’on adopte ses opinions, il faut bien se résigner à réduire de plus en plus la durée de ce christianisme primitif et modèle, époque de liberté absolue dans la conduite et d’entière indépendance dans la doctrine, que l’on s’est plu si souvent à imaginer quand l’autorité ecclésiastique semblait trop lourde.

Attendons, pour nous décider, la fin de l’ouvrage de M. de Rossi, et souhaitons qu’il ne nous la fasse pas longtemps attendre. Il n’y a pas, dans ce temps-ci, de plus graves questions que celles dont il s’occupe ; tout le monde doit le remercier de consacrer sa vie à les résoudre, doit lui savoir gré surtout de les discuter scientifiquement, avec l’énergie d’une conscience convaincue, mais sans ce renfort d’insultes et d’outrages qui semble aujourd’hui l’accompagnement ordinaire de ces sortes de controverses. A quelque opinion religieuse qu’on appartienne, il faut donc faire des vœux pour que son grand ouvrage s’achève ; il faut tendre fraternellement la main à l’auteur, comme il le demande à la fin de son introduction ; il faut se joindre à lui, lorsqu’avec une émotion qu’il communique à ses lecteurs, il prie celui qui donne la vie et la santé « de lui permettre de conduire à son terme le pénible labeur de la Rome souterraine, et de le rendre fécond en fruits de paix et de vérité. »


GASTON BOISSIER.