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tocratie, qu’elle voudrait imiter. — Ici tout est nouveau, et la démocratie règne sans partage. On n’a même pas l’idée d’une distinction quelconque. Le rustre aux gros souliers, au linge sale et aux mains noires vous abordera sans façon en vous frappant sur l’épaule comme un camarade. Il ne se doutera même pas qu’il puisse vous blesser ou vous déplaire. N’est-il pas enrichi, lui aussi, et parvenu à votre niveau ? Il n’a pas, comme en Europe, l’exemple d’une classe cultivée pour lui inspirer une humilité fausse et lui fermer l’entrée du cercle supérieur où il veut être admis. Non-seulement il n’attend pas qu’on l’invite, il entre de plain-pied, chapeau sur la tête, traînant ses bottes sur les fauteuils et crachant sur les tapis. En revanche, le mot sir revient sans cesse dans sa bouche ; il donne du « monsieur » à son fils, à son frère, même à son domestique. Il n’y a ici que des gentlemen, à peu près comme en Angleterre il n’y a que des dames portant chapeau. Vous admirerez de loin cette égalité, cette fierté satisfaite, vous n’imaginerez rien de plus beau qu’une société où chacun, depuis le plus élevé jusqu’au plus humble, fraternise avec son voisin en l’appelant monsieur, et vous aurez sans doute raison ; mais venez vous-même en faire l’épreuve, et vous aurez quelque peine à vous ranger de bonne grâce au commun niveau.

Convenons-en : d’où peut venir l’enseignement des belles manières à une société en travail composée de tout ce que l’Europe a de plus humble ? d’où peut lui venir la culture intellectuelle, puisqu’elle ne l’a pas apportée, et qu’elle est la première sur ce sol nouveau ? Des hommes qui travaillent par besoin n’ont pas le loisir d’orner leur esprit. Ils acquièrent les notions pratiques, celles dont l’usage quotidien leur fait sentir le prix, et il faut déjà leur en savoir gré ; mais à quel propos en chercheraient-ils d’autres qui, loin d’être productives, leur seraient coûteuses ? Ces échappés de la pauvreté n’ont qu’un but, une pensée, — acquérir ; tout le reste est insignifiant à leurs yeux, et c’est ce qui en fait de vrais démocrates. Pour que l’égalité règne dans les mœurs, il ne suffit pas qu’elle soit écrite dans les lois ; il faut qu’il n’y ait encore ni aristocratie de manières, ni aristocratie d’intelligence, — que le luxe, l’art et la science soient également inconnus. C’est ce que l’on ne trouve plus guère que dans les nouveaux états de l’ouest, et ce qui est particulièrement désagréable à l’aristocrate sans le savoir, qui voudrait admirer une démocratie sans défaut.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.