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du London Times. Je les ai détrompés en ouvrant la bouche ; alors j’ai été Suédois, et je le suis encore ; demain je crois que je serai Turc ou Chinois. Les Suédois d’ailleurs émigrent en masse vers ces contrées. La moitié peut-être de la population du Wisconsin est d’origine scandinave. Il y a des villages en tiers qui sont des colonies suédoises. Voilà qui explique la méprise.

24 août. La Crosse (Wisconsin).

Le train de La Crosse ne partait qu’à une heure et demie du matin ; mais l’aubergiste a trouvé bon pour sa commodité de fixer à dix heures le départ de son omnibus. Vous savez qu’en Amérique le voyageur est sujet de ceux qui le servent et doit suivre démocratiquement la consigne. Je me résigne donc à faire le pied de grue pendant trois heures à la gare, ou, comme on dit en Amérique, au dépôt du chemin de fer. J’y trouve une affreuse baraque, une rangée de wagons vides et une horrible foule d’émigrans ou d’Indiens qui grouille par terre, endormie dans l’obscurité. La lueur vacillante d’une lanterne me montre des haillons, de grosses bottes, des jambes nues, des visages noirs. Je saute par-dessus cette étable humaine pour aller reconnaître mon bagage dans un monceau croulant qui s’entasse laborieusement sur l’étroite chaussée. Le service de la gare est fait par un seul homme, à la fois comptable, ingénieur, facteur, surveillant et agent télégraphique. C’est le même que j’avais trouvé sur le quai, au débarquement du bateau vendant des billets. Tout à l’heure, sa besogne faite, il va boire et discuter politique dans le cabaret de la station.

On m’offre une couchette dans le sleeping- car. Un étranger vient et jette mon manteau à bas du lit en disant qu’il l’a retenu. L’atmosphère était chaude, étouffée, malsaine ; j’allai m’asseoir dans le bar-room pour lire en attendant minuit. Une troupe de germano-Américains discourait en buvant de la bière. « La guerre, disait l’un d’eux, est une damnée sottise ; nous avons à Washington un vieux manche à balai. » Je cherchai refuge dans un wagon vide dont par hasard la porte était demeurée ouverte. Je m’y établis à l’américaine, étendu tout de mon long sur deux sièges ; mais voilà qu’un flot se précipite. Quelles figures, grand Dieu ! et dans quelle caverne suis-je entré ? Ce sont mes dormeurs de tout à l’heure ; chapeaux défoncés, barbes grasses, guenilles pourries, tout arrivait pêle-mêle et s’entassait autour de moi. Les femmes passaient dans le wagon voisin. Cependant les rangs se comblaient : devant, derrière, j’étais cerné partout. Le conducteur passe et me repousse brutalement les jambes. « Asseyez-vous, dit-il. » L’infection devenait odieuse, et impossible d’ouvrir les fenêtres : elles étaient murées.