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Tour. Perché sur l’une des deux grandes poutres arquées qui dominent le navire, j’ai vu ce que j’ai pu voir, c’est-à-dire une succession d’îles boisées et rocailleuses séparées par des passes étroites, découpées en baies sinueuses où s’endorment les courans assez vifs dont ces masses d’eau sont animées. Rien de vivant que les volées de canards sauvages qui s’enfuient à notre approche. Quelquefois un canot indien glisse silencieusement sur l’eau grise, ou bien, car c’est la grande route de Chicago et de Détroit, un bateau à vapeur sort du brouillard en poussant son rugissement accoutumé. Cette navigation est très lente ; on s’arrête toutes les quatre heures pour faire du bois.

Milwaukee, 23 août.

Hier matin, à Mackinaw, j’avais déjà quitté le bord, quand j’appris que le paquebot hebdomadaire de Green-Bay était parti la veille. Attendre là une semaine, c’eût été folie : je me suis rembarqué, toujours dans la fumée et dans le brouillard. Vers le soir, on fit du bois sur la côte du Michigan, puis le vent souffla, et le lac prit un air de tempête. On dansait pourtant dans le salon du bord. Résistant aux importunités de mes nouveaux amis, j’avais refusé de prendre part à la fête et de me laisser présenter aux dames. Je m’étais retiré sur le pont, sous une chaloupe, où je dormais tant bien que mal dans mon manteau. Sur ces bateaux encombrés de monde, le pont, le toit, les charpentes élevées qui le soutiennent, sont mon domicile habituel : on y trouve une espèce de solitude. Le jour, vous me verriez en l’air, assis gravement sur cette arche aérienne, jambe de ci, jambe de là, un livre ou un cahier à la main. Ces allures retirées et solitaires intriguent beaucoup les Américains, qui sont tout mouvement et tapage, et qui, une fois sortis de leurs bureaux ou de leurs comptoirs, ne touchent plus une plume ni un livre. Chassé pourtant par la rosée, qui était humide, et par le vent, qui était froid, j’étais rentré dans le salon, où j’essayais de sommeiller sur une chaise, dans un coin obscur, lorsqu’un brave habitant de Chicago vint m’offrir un lit resté vide dans sa chambre. J’y ai fait une provision de sommeil, pour de nouvelles nuits de bivac.

Le sans-gêne américain a, vous le voyez, son bon côté. Qui se serait avisé chez nous de partager sa chambre avec un étranger ? Nous restons froids, polis, réservés les uns devant les autres, n’empiétant pas d’un pouce sur le terrain d’autrui. En revanche, nous ne cédons pas une ligne du nôtre : chez nous, celui qui s’emparerait sans permission du livre ou du parapluie de son voisin serait regardé tout au moins comme un homme mal élevé. Ici point de ces scru-