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où fut établie de bonne heure une mission de jésuites, et où de longue date les Indiens avaient coutume de tenir leurs grandes assemblées. Après une courte station, nous nous engageons dans le canal. Ce magnifique ouvrage, large de cent pieds et long d’un mille, a été bâti en deux ans. Pour franchir une hauteur de trente pieds, deux écluses ont suffi ; elles ont chacune trois cent cinquante pieds de long et reçoivent les plus gros vaisseaux, les remorqueurs avec tout leur train.

Voici enfin le Lac-Supérieur, le père des lacs, la plus reculée, la plus vaste et la plus profonde des mers intérieures de l’Amérique. Les rives sont plates, bordées au sud d’une grande dune de sable ; bientôt nous les perdons de vue. Quant à mes compagnons, que vous en dire qui ne soit maussade ? L’ennui de cette vie bruyante, emprisonnée, teint en noir leurs visages. Il y en a de toute sorte, depuis l’officier anglais irréprochable jusqu’à ce métis écossais ivre et déguenillé qui vient sans façon s’asseoir auprès de moi, prendre mon livre, et me sourire d’un air idiot. Pourtant, dans cette confusion démocratique, il se fait instinctivement une démarcation entre les diverses classes de voyageurs.

Les gentlemen, qui se tiennent un peu à l’écart, me coudoient poliment comme un égal. Quant aux half-breeds, gens tout à fait grossiers et repoussans, ils sont relégués d’un commun accord un peu plus loin. Entre deux flotte une classe indécise, composée en général de petits bourgeois et de demi-paysans canadiens, faciles à confondre avec les gens du bord, dont ils ont le costume, l’allure et la malpropreté. Il m’est arrivé de leur donner des ordres, les prenant pour des domestiques, et réciproquement, par crainte des méprises, j’ai salué poliment les valets. Ces bonnes gens sont prévenans, cordiaux, mais parfois importuns. A leur curiosité discrète et mêlée de révérence succèdent des questions sans fin. Une fois qu’on leur a donné la main, on ne s’appartient plus, il faut prendre part à leurs amusemens, à leurs conversations, à leurs rires. Ne m’ont-ils pas ce soir forcé de chanter une chanson française ? J’ai eu beau protester, ils m’ont poussé par les épaules, puis dédommagé en m’applaudissant à tour de bras.

La vie matérielle est fort misérable : on dîne avec du bœuf salé et du thé sans lait. Je dors pêle-mêle avec vingt autres passagers dans une cabine souterraine, ou plutôt sous-lacustre, où le jour ne pénètre que par l’escalier. Le matin, on se dispute les deux cuvettes et les quatre serviettes qui servent à cinquante personnes, à moins qu’en désespoir de cause on n’aille s’arroser sous la pompe. Les Américains sont d’une sobriété extrême et d’une grande indifférence au bien-être : ils aiment mieux mal vivre et payer bon marché.