laissent apercevoir la rive lointaine. Le Saint-Laurent, à cet endroit de son cours, a peut-être en moyenne une lieue de large. Il coule paisiblement dans une grande plaine où se dressent çà et là des collines rocailleuses, autour desquelles il a rongé la terre. Cet archipel est sauvage et boisé, mais un peu aride et parsemé d’une végétation maigre, déjà à demi desséchée. L’ensemble du paysage est sévère, et monotone, mais avec un air d’immensité. Nous rencontrons, quelques maisons sur la côte ou sur une des îles : peu à peu le fleuve se déblaie, il coule maintenant à pleins bords, baignant sur la rive américaine de grands villages et des ports pleins d’activité ; mais la rive canadienne n’est guère peuplée : on sent déjà qu’elle est en dehors du mouvement de l’immigration américaine. Le Canadien n’est pas, comme le Yankee, un colonisateur acharné, un rude et infatigable ouvrier de la civilisation, qui pousse devant lui les forêts et fait des trouées aux solitudes. Comme le Français, il compte sur la part de l’héritage paternel que, la loi lui réserve, et, plutôt que d’aller au loin chercher fortune, il aime à s’endormir sur la terre où il est né…
A Montréal, je suis en pays français. Autant il est déplaisant de rencontrer des indigènes qui, par politesse ou ostentation de science, veulent me baragouiner ma langue, autant résonne harmonieusement à mon oreille ce jargon normand qui a gardé tout l’accent du terroir. Tout à l’heure, en chemin de fer, parmi les grandes figures blondes et les visages noueux à barbe de bouc des Anglo-Américains, auxquels se mêlait parfois un élégant à la mode de Londres ou un gros soldat rouge et bouffi, je distinguais la race française aux cheveux noirs, au teint brun des femmes, à l’air plus éveillé, plus goguenard des hommes sous leurs rudes enveloppes de pionniers. J’ai vu aussi des Indiens, de vrais Indiens authentiques, provenus, me dit-on, d’une colonie agricole qui remonte aux jésuites. C’était à Ogdensburg, ville neuve et active de la rive américaine, située, en face du vieux bourg canadien de Prescott. On nous avait déposés sur le quai pêle-mêle avec nos bagages, et nous attendions impatiemment le steamer plus petit et plus robuste sur lequel nous devions descendre les rapides. Les heures succèdent aux heures, et le bateau ne vient point. Enfin le voici qui s’approche lourdement avec ses grosses roues, sa masse haute et trapue, semblable à un gros canard. Tout en s’amarrant à la jetée, il jette à la rivière une poutre noire à l’extrémité de laquelle je vois un homme accroupi, puis une seconde, une troisième, enfin toute une flottille de canots sauvages. Ces nacelles, faites d’un tronc d’arbre, sont le bagage inséparable et la demeure nomade des Indiens voyageurs, comme la tente ou le chariot des peuples bergers. Ils les portaient autrefois sur leurs épaules d’une rivière à l’autre ; ils les