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nature, car rien ne devient si vite suranné que les expressions de nos passions et de nos douleurs. Chose curieuse, la mode gouverne nos douleurs et ne gouverne pas nos joies : elle règle le ton de nos sanglots, elle compte le nombre exact des larmes que nous devons verser ; mais aucune de ses réglementations n’a jamais rien pu contre cette chose indisciplinée et libre par excellence qui s’appelle le rire, en sorte que l’élément bouffon de notre nature présente cette particularité d’être le seul qui échappe au ridicule, tout en ne vivant que du ridicule. Ces privilèges qui ont été accordés au rire ne sont en vérité que justice, si nous savons bien juger de la moralité et de l’importance du rôle qu’il remplit en ce monde. Comme le génie du rire ramène l’humanité à la réalité de sa condition et la rappelle gracieusement à la modestie et au bon sens ! Comme le rire guérit l’âme de ses folies et l’émancipe de la tyrannie des folies d’autrui ! Comme, en nous préservant de nos propres prétentions, il nous garantit des prétentions du voisin ! Comme, en nous faisant sentir que nous sommes petits, il nous laisse mâles et sains ! Oui, le rire est la lumière et le sel de l’âme ; c’est lui qui l’empêche de se refroidir et de se corrompre, qui dissipe les brouillards et détruit les charançons et les limaces que nos facultés prétendues plus nobles ne manqueraient pas d’y engendrer, et de cette vérité l’histoire même du génie italien est la preuve irrécusable. Je ne sais quelles destinées l’avenir réserve à l’Italie ; mais qu’elle aurait tort de renoncer jamais à cette faculté du rire par laquelle plus que par toute autre elle s’est conservée au milieu des plus dures calamités qui puissent affliger un peuple, par laquelle plus que par toute autre elle a usé et vaincu ses dominateurs et ses tyrans ! Oh ! qu’il y a longtemps qu’elle ne serait plus de ce monde, si elle n’avait eu recours pour la protéger qu’à sa véhémence pathétique !

Ce que l’on conçoit bien s’exprime clairement,


a dit notre vieux régent du Parnasse, et cet axiome est vrai en musique comme en littérature. On chante à merveille ce que l’on sent vivement et avec vérité. L’opéra bouffe est tellement dans le tempérament de l’Italie, qu’il sera toujours bien chanté par des artistes italiens, même quand ils n’auront pas un talent extraordinaire, même quand leurs instincts auront été longtemps dénaturés par une musique moins conforme au génie de leur pays. J’ai souvent vu des exécutions pitoyables de tragédies lyriques au théâtre Ventadour, je n’y ai jamais vu d’exécution par trop insuffisante d’un opéra bouffe. Un Don Giovanni a pu y échouer souvent, même avec des chanteurs consommés ; mais un Mariage secret ou un Barbier de Séville y arrive toujours à bon port sans trop d’avaries. De toutes les pièces du Théâtre-Italien, celle qui a été jamais exécutée avec le plus de perfection est peut-être l’opéra bouffe de Don Pasquale. Qui donc, ayant assisté à une de ces représentations, oubliera jamais ce que devenait cette œuvre légère chantée par Mario, Giulia Grisi, Ronconi et l’admirable Lablache ? Quel