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e la Comare vient de restituer à une génération qui ne l’avait jamais exercé ; vrai privilège en effet, car on ne connaît jamais aussi bien la valeur d’un genre dramatique ou musical que lorsqu’on a partagé le plaisir d’applaudir pour la première fois quelqu’une des œuvres célèbres qui s’y rattachent. A coup sûr, les nouvelles générations n’avaient pas besoin de l’opéra des frères Ricci pour se faire une idée exacte de la valeur propre au genre bouffe : depuis le Matrimonio segreto jusqu’à Don Pasquale, le répertoire italien est riche en œuvres de musique joyeuse, et il ne se passe pas d’hiver qu’on n’exécute plusieurs de ces œuvres ; mais autre chose est d’applaudir ce que d’autres ont applaudi avant nous, ou d’applaudir pour la première fois ce qui n’a été encore applaudi par personne. L’admiration a, comme l’amour, ses mystères de virginité et de candeur, et rien ne vaut, pour pénétrer dans l’intimité d’une œuvre, les joyeux étonnemens de la découverte. Croyez bien que les spectateurs parisiens de 1865 qui ont eu la surprise d’applaudir pour la première fois cet opéra encore inconnu pour eux de Crispino e la Comare ont un sentiment plus juste du genre bouffe que s’ils avaient vu représenter cinquante fois le Mariage secret. Désormais, quand on leur dira que l’opéra bouffe est un genre tombé en désuétude et qui n’a plus sa raison d’être, ils pourront répondre par expérience qu’il n’en est rien, puisque Crispino e la Comare les a divertis comme s’ils étaient des Italiens du temps de Cimarosa ou des Français de la restauration, et que la meilleure preuve à donner de la vitalité de ce genre, c’est que cet opéra, vieux de vingt-cinq ans déjà, leur a semblé comme s’il avait été fait de la veille et tout exprès pour eux.

Il y a vingt-cinq ans en effet que cet opéra amuse l’Italie, et ce n’est que d’hier qu’il est connu parmi nous ; pourquoi ce long retard, lorsque tant d’œuvres qui ne le valent pas ont obtenu près de nous un accueil empressé ? Les directeurs qui se sont succédé à la salle Ventadour pensaient-ils donc que cette production était trop semblable à ce vin d’Orvieto qui ne peut se transporter, et qu’il faut consommer sur place, ou n’obéissaient-ils pas plutôt à cette prévention que nous avons signalée, et ne pensaient-ils pas avec le public que l’opéra bouffe avait fait son temps, et que le vent était désormais à la musique mélodramatique ?

Pendant que j’écoutais ce gai Crispino, je ne pouvais me défendre de cette réflexion, que de toutes les expressions de l’âme humaine le rire est celle qui conserve le plus longtemps sa jeunesse, même celle qui est la plus assurée de l’immortalité. Cette particularité constitue certainement la plus piquante satire des prétentions de notre nature. Le plus beau don que les dieux aient fait aux hommes est le don de se railler d’eux-mêmes et de se mettre ainsi à leur vraie place dans l’ordre universel. Ce qu’il y a de plus éphémère, en nous est peut-être cette partie de nous-mêmes que nous estimons la plus noble, et que les genres sérieux de la tragédie et du drame lyrique s’attachent à reproduire. On dirait que les immortels voient sans complaisance et même avec un certain mépris ces aspirations de notre