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son imagination des sentimens du passé que dans l’espoir d’y rencontrer des émotions vivantes et en quelque sorte contemporaines de notre propre cœur, bien plus pour y chercher ce qui a été que pour y chercher ce qui est ? Cette vie morale, si légère, si à fleur d’âme, qui flotte au-dessus de la musique de Cimarosa comme une nacelle sur une mer sans flux ni reflux, cette vie sensuelle si brillamment frivole, si indolente et à la fois si pétulante, qui éclate dans la musique bouffe de Rossini, que nous représentaient-elles, sinon des images d’une Italie que nous ne connaissons que par tradition, d’une Italie ignorante de son esclavage ou le supportant avec une gaie patience, et se préservant des rigueurs extrêmes de sa condition en communiquant à ses maîtres la contagion de sa facile bonne humeur ? Mais qu’y avait-il là qui nous ramenât aux émotions du présent et qui ressemblât aux sentimens de cette Italie contemporaine dont nous nous étions habitués à chercher justement l’expression dans la musique de Verdi ? Nabucco, il Trovatore, la Traviata, Rigoletto, voilà le présent. N’est-il pas vrai que cette musique traduit bien exactement, quoi qu’en disent ses détracteurs, les sentimens de cette situation fiévreuse dans laquelle nous avons vu l’Italie plongée pendant ces dernières vingt-cinq années ? Voix souterraines du carbonarisme et des sociétés secrètes, sourds conciliabules, rumeurs de la marée de la démocratie ascendante, angoisses d’âmes oppressées par une atmosphère trop chargée d’électricité et qui attendent avec un halètement pénible un orage qui ne veut pas éclater, prostration frémissante, désespoir énergique, bref de l’Alfieri en musique, et çà et là les accens d’un Leopardi qui n’aurait pas puisé dans l’étude classique de l’antiquité les secrets consolateurs du stoïcisme, voilà ce qu’exprime la musique de Verdi et ce qui lui a valu son succès et sa popularité. Ses accens trouvent un écho immédiat dans notre cœur précisément par ce qu’ils expriment de tout à fait transitoire. Que certains dilettanti désolés parlent, s’ils veulent, avec tristesse de violence, de brutalité, de vulgarité musicales ; cette violence, cette brutalité, cette vulgarité, ont au moins le mérite d’être singulièrement vivantes, car il n’est pas un homme approchant du méridien de l’existence qui, en écoutant Rigoletto ou le Trovatore, n’y reconnaisse la traduction exacte des sentimens qu’il a connus, aperçus, traversés ou partagés. Grande a donc été la surprise de ce public parisien à qui Verdi fait déguster depuis vingt ans les sombres plaisirs des cœurs désespérés, lorsque Crispino e la Comare est venu éclater devant lui comme un paquet de pétards d’un feu d’artifice romain, et assaillir joyeusement ses oreilles comme une pluie de confetti de l’ancien carnaval vénitien.

La représentation de ce charmant petit ouvrage est mieux qu’une heureuse inspiration de la direction actuelle des Italiens, c’est presque un service rendu à la cause de la tradition musicale italienne. Don Pasquale est, si je ne me trompe, le dernier opéra bouffe que le public parisien ait eu le privilège d’applaudir. C’est ce privilège que la représentation de Crispino