Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/1005

Cette page a été validée par deux contributeurs.

des Jésuites, imprimé à Genève sans nom d’auteur, il laisse voir toute sa pensée, et, comme il le dit lui-même, distribue sans se contraindre des coups de bâton à tous ses ennemis : jansénistes et jésuites y sont traités avec le même dédain. Indifférent à ce qui les sépare, leur commune croyance est le véritable ennemi qu’il poursuit. « Il m’a paru plus utile, écrit-il à Frédéric, surtout pour le bien de la France, de faire ce que personne n’avait encore osé, de rendre également odieux et ridicules les deux partis, et surtout les jansénistes, que la destruction des jésuites avait déjà rendus insolens et qu’elle rendrait dangereux, si la raison ne se pressait de les remettre à leur place. »

Son esprit toutefois résiste à la passion, il ne connaît pas l’amertume. Avec ce fonds de loyauté et de franchise qui ne le quitte jamais, lors même qu’il est injuste, d’Alembert ne cherche nullement à dissimuler son parti-pris, et s’il approuve les mesures qui ont dispersé la célèbre société, il n’accepte, pour les justifier, aucun grief calomnieux, il ne se fait l’écho d’aucune des accusations lancées contre elle avec tant de légèreté et de fureur. Il trompe même complétement l’attente de ceux qui voudraient pénétrer les doctrines de la société de Jésus et les ressorts secrets qui la font mouvoir. Y avait-il justice à la punir ? C’est encore là un point qui n’est pas bien éclairci pour lui ; mais, sans assigner et discuter les causes, il les tient, quelles qu’elles soient, pour raisonnables et bien fondées. Toute société religieuse et remuante mérite, par cela seul, c’est d’Alembert qui parle, que l’état en soit purgé : c’est un crime pour elle d’être redoutable.

Le style de cet écrit, beaucoup trop vanté par Voltaire, reste bien au-dessous de celui du maître. Les traits d’esprit, qui rendaient la conversation de d’Alembert si piquante et si fine, ne sont point toujours lancés par lui avec assez d’art, et laissent même parfois le lecteur indécis sur l’impression qu’il en doit recevoir. « Deux fautes capitales, dit-il par exemple, que firent alors les jésuites, commencèrent à ébranler leur crédit et à préparer de loin leur désastre. Ils refusèrent, à ce qu’on assure, par des motifs de respect humain, de recevoir sous leur direction des personnes puissantes qui n’avaient pas lieu d’attendre d’eux une sévérité si singulière à tant d’égards… » Ainsi ces hommes, qu’on avait tant accusés de morale relâchée et qui ne s’étaient soutenus à la cour que par cette morale même, ont été perdus dès qu’ils ont voulu, même à leur grand regret, professer le rigorisme : matière abondante de réflexions, et preuve évidente que les jésuites, depuis leur naissance jusqu’à cette époque, avaient pris le bon chemin pour se soutenir, puisqu’ils ont cessé d’être du moment qu’ils s’en