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traiter légèrement cette célèbre préface, aujourd’hui pourtant bien oubliée. D’Alembert s’élève dans un de ses écrits contre le géomètre (on n’a jamais dit lequel) qui, en présence d’une belle œuvre de l’esprit, demandait : Qu’est-ce que cela prouve ? « Je me contenterais, ajoute-t-il, de demander : Qu’est-ce que cela apprend ? » Cette question, adressée au sujet du discours préliminaire de l’Encyclopédie, semble cependant devoir rester sans réponse. La classification des connaissances humaines, par laquelle il débute, est en effet très incomplète et très arbitraire, et la manière plus ingénieuse que naturelle de les enchaîner, en les faisant naître les unes des autres, semble singulièrement choisie comme introduction à un dictionnaire où l’ordre alphabétique règle seul la succession des articles.

D’Alembert, peu de temps après la publication de son discours, fut nommé membre de l’Académie française. Vers la même époque, la réputation croissante du philosophe géomètre décida celle qui l’avait abandonné lors de sa naissance à réclamer les droits dont elle était devenue fière. Mme de Tencin, célèbre par son esprit et fort influente dans la société lettrée, lui fit savoir qu’elle était sa mère ; mais d’Alembert, la repoussant à son tour, n’en voulut jamais reconnaître d’autre que la pauvre vitrière, dont il resta jusqu’au dernier jour le fils affectueux et dévoué.

Le roi de Prusse Frédéric, porté par une inclination naturelle vers les hommes illustres en tout genre, et jaloux surtout de s’attacher les philosophes de tous les pays, fit proposer à d’Alembert la survivance de la place de président de l’Académie de Berlin, occupée alors par Maupertuis. Malgré son refus, il lui offrit une pension de 1,200 livres qui fut acceptée avec reconnaissance et toujours régulièrement payée. Frédéric, qui voulait, suivant l’expression de Voltaire, transporter Athènes dans son cabinet, renouvela plusieurs fois ses instances pour attirer d’Alembert à Berlin. Désespérant d’y réussir, il n’en continua pas moins à entretenir avec lui une active correspondance, en lui témoignant, pendant plus de trente ans et jusqu’à sa mort, la plus amicale déférence. Les lettres de d’Alembert à Frédéric sont celles d’un ami à un ami, et le ton de courtisan qu’il y prend quelquefois ne nuit ni à la franchise de ses opinions, ni à la liberté avec laquelle il dit son sentiment sur toutes choses. D’Alembert, sans quitter Paris, devint bientôt le chef et le directeur véritable de toutes les œuvres scientifiques accomplies sous le patronage de Frédéric et comme son ambassadeur permanent auprès de la république des lettres. Chaque fois qu’une place était vacante, d’Alembert cherchait le savant le plus digne de la remplir, et, lui servant spontanément de médiateur, n’épargnait rien pour lui concilier la bienveillance de Frédéric en le recommandant, souvent même sans l’en informer, à sa générosité, toujours prête.