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canonnade, je maudis un peu l’Amérique et son bruyant patriotisme. Washington est en liesse : quelques âmes religieuses vont au temple et rendent des actions de grâces ; on lit publiquement la déclaration de l’indépendance ; des bandes de musiciens parcourent la ville. On dirait le vacarme de la nuit de Noël à Naples. Partout cette scène de carnaval nous accompagne. Nous traversons les villes au milieu des pétards et des drapeaux déployés. Une multitude avinée nous salue de ses acclamations. J’admire encore, en passant, les forêts du Maryland, leurs buissons fleuris de roses sauvages, leurs petites mares sombres, qui dorment sur un lit de feuilles mortes, enfouies sous les nénuphars et sous les branches des aulnes. 1 Philadelphie, je me trompe de wagon, et je traverse la ville juché sur le car des bagages, au grand ébahissement des familles paisibles qui passent ce jour de fête assises au frais sur leur petit perron de marbre : c’est leur façon grave de se réjouir. Dans la banlieue de New-York, une foule endimanchée nous envahit. Les femmes s’appuient sur mes épaules, les enfans me grimpent sur les genoux. J’arrive à demi mort à Jersey-City, où la cohue se rue sur le ferry-boat. Enfin j’aborde à New-York vers minuit, échiné, affamé, nourri à l’américaine d’eau glacée pour tout potage, au bruit des feux d’artifice, des fusées qui font pleuvoir sur la rivière des gerbes d’étoiles, et à la lueur d’un formidable incendie planant sur la ville comme un immense feu de joie…

Une crise financière peut d’un jour à l’autre réduire à néant le papier-monnaie. Tout repose sur l’espérance de la prise de Richmond ; mais comme Grant tourne et retourne sans avancer, comme Petersburg, cette ville défendue « par des enfans et des maîtres d’école, » tient bon devant 100,000 hommes, comme les confédérés, bien loin de se rendre, menacent le Maryland d’une invasion qui oblige le président à mobiliser les milices, comme en un mot nul entrevoit la fin de la guerre, la confiance publique diminue. La spéculation, qui se risque partout, s’empare du marché de New-York, elle y fait faire au cours de l’or, presque d’heure en heure, des bonds insensés : les variations sont de 20, 30, 40 pour cent dans la même journée. Les commerçans sérieux aiment mieux garder leurs marchandises que de les livrer en échange d’une valeur si mobile et si menacée. Le gouvernement même, obligé de payer en or l’intérêt de la dette, exige que tous les droits de douane soient acquittés en or. Rien ne déprécié plus la currency que cette espèce de défiance du trésor envers lui-même. Jusqu’à présent les green-backs,[1] ont plus de valeur dans le commerce qu’au cours officiel

  1. Littéralement dos verts. C’est le nom donné en Amérique aux assignats de M. Chase. L’usage en a fait un nom générique pour désigner toute espèce d’assignats.