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s’enfonce profondément dans les terres, plus semblable à un lac qu’à un golfe. La colline en face de nous baignait son frais manteau de verdure dans l’eau dormante, et la teignait à ses pieds d’un long reflet d’émeraude. Sur sa pente escarpée, des trains de bois roulaient, comme dans les Alpes de gros troncs d’arbres dépouillés, jusqu’à la rivière. De notre côté, de belles prairies s’inclinaient jusqu’au rivage, peuplées de grands troupeaux rassemblés sous des groupes de chênes. Le long du chemin courait un canal bordé de platanes. C’était déjà la solitude, mais envahie par les travaux militaires qui entourent partout la capitale ; çà et là quelques maisons blanches, et surtout des fourgons, des équipages, des campemens de soldats, des pelotons de cavalerie ; plus haut, sur les plateaux élevés et déserts, des postes semés de place en place et embusqués sous des huttes de feuillages.

Bientôt nous quittons la vallée, le chemin raboteux s’engage dans un étroit ravin dont j’admire la végétation luxuriante : de hauts chênes de toute forme, de toute couleur et de tous feuillages, soit lustrés et sombres, soit tendres et cendrés, soit aux feuilles larges et charnues, soit aux feuilles minces, légères et délicatement ciselées, ceux-ci droits et décidés, ceux-là languissans et pleureurs ; puis des platanes, des hêtres, des érables, beaucoup d’autres arbres qui me sont inconnus. Plus haut, nous vîmes s’étendre à nos pieds la vallée, où la rivière n’était déjà plus qu’un large et gracieux torrent mêlé d’îles vertes. Nous les suivîmes longtemps à mi-côte, dans une forêt maigre, mais fraîche, et capricieusement mêlée de tous les arbres de la création : il y avait là ceux de nos pays et les arbres de Virginie, une sorte de pin aborigène aux touffes grises, le chêne nain à côté du chêne monumental, et au milieu de ce désordre la foule parasite des vignes et des lianes passait d’arbre en arbre et de buisson en buisson, Nous montions toujours (quand je dis nous, je veux parler de moi et de mon nègre, oubliant qu’en ce pays un nègre est une chose neutre et ne se compte pas) ; nous marchions sans voir âme qui vive, sans entendre autre chose que les cris des oiseaux de proie ou le murmure lointain du Potomac, dont nous apercevions quelquefois au fond de la vallée la nappe blanche et bleue, les rives verdoyantes et les îles chevelues. Nous gagnâmes un plateau désert, coupé de broussailles et de maigres prairies, où nous retrouvons à peine la route. Ici la solitude absolue, de toutes part un vaste horizon de forêts, de temps en temps une clairière, une maison ruinée servant d’étable et d’abri nocturne à quelques bestiaux abandonnés. Nous nous lançons sur un chemin rapide qui se glisse dans un vallon, sous un bois de pins, puis sous des châtaigniers en fleur. Enfin voici le village, une sorte de terre-