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haine : figure attachante, originale, et que je définirais volontiers un diplomate aristocrate dans la peau d’un bourgeois américain.

Je compte sur M. Seward pour me présenter à M. Lincoln et me faire serrer la main du président des États-Unis. C’est une faveur qui ne se refuse guère, le magistrat suprême de la république ayant pour fonction le shake hands avec tout le genre humain. On dit que l’année dernière, rendant visite à un corps d’armée, il passa tout le jour à distribuer cinquante mille poignées de main. Telle est l’unique, mais impérieuse formalité de l’étiquette républicaine.

La discorde est dans le ministère. Il n’est question que de la rivalité du ministre d’état et du ministre des finances. M. Lincoln a eu jusqu’à présent l’habileté d’unir et de faire vivre en harmonie dans le cabinet les deux fractions opposées du parti républicain. M. Seward y représente les modérés, et M. Chase l’abolitioniste, l’inventeur du papier-monnaie, y représente les radicaux. On le regarde ici, à tort ou à raison, comme le premier financier du monde. Il me semble que toute sa science a consisté à maintenir la barque à flot en jetant les provisions à la mer. L’épreuve difficile n’est pas tant d’emprunter que de rendre, et je crains que M. Chase ne laisse une rude tâche à ceux qui le suivront. Toujours est-il que son crédit chancelle, et que la discorde des deux chefs, qui a longtemps, troublé le cabinet, vient d’éclater au dehors. La débâcle financière et l’échec d’un bill sur l’or qu’il vient de proposer au congrès ont décidé M. Chase à offrir sa démission. L’opinion publique le presse de la reprendre. M. David Tod, gouverneur de l’Ohio, refuse le ministère, et nul ne paraît d’humeur à lui succéder. Rentrera-t-il ? C’est la question. S’il rentre, l’influence de M. Seward en sera amoindrie. Ce serait un grand malheur si jamais le secrétaire d’état quittait le ministère.

3 juillet.

J’ai fait hier une excursion dans la Wilderness, aux Great-Falls du Potomac. J’ai loué une de ces petites voitures légères, aux roues fines comme des dentelles, aux ressorts minces comme des aiguilles, et cependant si solides qu’on les fait bondir dans les mauvais chemins par-dessus les grosses pierres et les fossés, sans qu’elles se brisent jamais. Mon conducteur était un nègre, ancien esclave de la Virginie, du type africain le plus prononcé. Jamais je n’ai vu mâchoires plus saillantes, bouche plus béante, lèvres plus épaisses, râtelier plus semblable à des dents de chevaux.

La route des Great-Falls ou plutôt celle de Harper’s-Ferry traverse le faubourg de Georgetown, et suit l’aqueduc qui fournit les eaux de Washington. Elle longe d’abord un grand bras de mer qui