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bien des ombres à votre merveilleux tableau de la liberté américaine. — Là-dessus je lui énumérer la suspension de l’habeas corpus, la violation de la liberté de la presse, la suspension de la justice légale au profit des tribunaux militaires, les arrestations secrètes, les emprisonnemens arbitraires, et toutes ces usurpations qui sont le triste cortège de la guerre civile. Je lui demandai si c’était là ce qu’il appelait la liberté. — C’est la liberté, si nous l’avons voulu. Nous avons le droit de suspendre l’habeas corpus ; la constitution nous le donne Nous suspendons le jugement par jury, parce que nous sommes sous l’empire de la loi martiale et sous un régime d’exception. M. Seward se vante de n’avoir qu’à agiter sa petite sonnette pour faire emprisonner n’importe qui. Cela est vrai, mais derrière lui il y a le peuple américain qui le dirige. Laissez frapper les rebelles et les traîtres, n’invoquez pas pour eux l’impunité. Nous voulons la loi martiale, entendez-vous ? Nous la voulons, et voilà pourquoi nous sommes libres.

— Je ne vous le reproche pas : je crois la loi martiale nécessaire. Je vous reproche de ne pas sentir la grandeur de votre sacrifice. C’est un germe de dictature qu’un pouvoir révolutionnaire. Prenez garde que la mauvaise herbe ne s’enracine. Vous refusez de voir le danger : peu vous importe la liberté du voisin ! C’est le moyen de perdre la vôtre, et d’aller quelque jour donner tête baissée dans le despotisme.

— Ne parlez pas de despotisme : c’est nous qui avons voulu, nous qui avons voté l’abdication temporaire de nos libertés. C’est la preuve que nous sommes libres, et que vous ne le serez jamais.

J’objectai les droits de l’individu. — Il ne s’agit pas, reprit-il, des droits de l’individu, mais des devoirs du citoyen. Le droit d’un seul ne doit rien peser dans la balance contre le bien public et la volonté nationale.

— Allons, lui dis-je, finissons-en. Je connais vos théories. Nous les avons pratiquées sous la convention nationale. Vous croyez découvrir une idée neuve, et vous ne faites que bégayer les sophismes du comité de salut public.

Voilà, n’est-ce pas ? une opinion curieuse dans la bouche d’un Américain, et qui conviendrait mieux à un républicain d’Europe qu’à un whig du Massachusetts. Nous croyons les Américains fous de leur indépendance individuelle, et voici qu’une école s’élève qui la nie au nom du salut public, et qui met la liberté dans l’obéissance à la multitude. Une longue paix énerve les vertus militaires d’un peuple, peut-être une trop facile indépendance énerve-t-elle ses vertus politiques…