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de témoigner en justice. Sa motion fut repoussée d’abord ; il revint à la charge et triompha. Comme il m’exposait sa politique, immobile dans son fauteuil, d’une voix grave et d’un ton presque religieux, il me disait : « L’homme d’état doit se guider par la lumière immuable des principes, comme le marinier par l’étoile du matin. » Et ce langage solennel tombait naturellement de ses lèvres comme la langue intime et familière de ses pensées. Je crois que ce seul mot suffit à le peindre. Vous le voyez maintenant, cet homme d’esprit élevé et de loyale conscience, ce philanthrope convaincu, propagateur, j’allais presque dire prédicateur persévérant de la grande réforme morale dont le triomphe est son unique ambition : On le blâme d’aller toujours droit devant lui, guidé, comme il le dit lui-même, par la lumière des principes, sans faire aux préjugés les concessions que la politique exige, et de ne pas assez louvoyer parmi les écueils qui menacent les libertés publiques. On ajoute même qu’il sacrifie parfois au droit des nègres les droits essentiels des citoyens. Quand cela serait, c’est le défaut commun des idéalistes : comme ces soldats de Villars qui jetaient leur pain pour courir plus vite à la bataille, ils oublient le bien nécessaire de tous les jours pour la glorieuse conquête d’un bien superflu ; mais en vérité est-ce donc un bien superflu que d’en finir avec l’esclavage et de réhabiliter l’Amérique parmi les nations du monde ? Plût à Dieu que la république eût compté dès l’origine beaucoup de fanatiques de son espèce !…

28 juin.

…. Je retrouve ici mon premier maître de politique américaine, le lieutenant C. Ce n’est pas seulement un républicain, c’est un radical, et nous avons déjà rompu quelques lances. Comme tous les Américains, il pousse l’infatuation nationale au-delà des limites polies et permises. La démocratie est son oracle, son dieu, et il ne permet pas qu’on la distingue de la liberté. Si je lui réponds que la volonté populaire doit encore avoir des limites, et que si elle exerce en Amérique le règne absolu dont il parle, elle assure moins la liberté qu’elle ne prépare la tyrannie, il me réplique brutalement que je suis Français, que je n’entends rien à la liberté, et que je n’ai pas le droit de juger son pays. Bref, il m’a fait une profession de foi, celle de son parti, où je vois un signe curieux de l’esprit public. — Les Européens, me dit-il, sont nés esclaves ; ils l’ont toujours été, et ils le seront toujours. L’Amérique seule connaît la liberté.

— Oh ! lui répliquai-je, rabattez un peu de votre hauteur. Il sied mal d’être arrogant quand on n’est pas sans reproche. Il y a