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qu’il y ait une dette perpétuelle pour unir le peuple dans le sentiment d’une obligation commune. J’ai grand’peur qu’au contraire elle ne l’en dégoûte.

Ne cherchons pas entre nous et l’Amérique des comparaisons impossibles. Chacun de nous sait que sa fortune est inséparable de celle de l’état ; mais ici la fortune de l’état et celle des citoyens ne sont point solidaires, et l’on discute froidement lequel serait plus avantageux du remboursement ou de la banqueroute. Ce mot terrible, avant-coureur chez nous de révolution et de ruine, certaines gens voudraient ici en faire le synonyme de délivrance. Si la nouvelle élection mettait le pouvoir dans des mains nouvelles, les maîtres du jour voudraient-ils accepter l’héritage onéreux de leurs prédécesseurs ? A quoi bon s’appauvrir en acceptant des charges qu’on peut répudier d’un trait de plume ? les capitaux trouveraient ailleurs un meilleur emploi, et la nation a toujours le droit de se dispenser elle-même de ses propres engagemens. En définitive, la banqueroute n’est qu’une manière plus simple et plus expéditive d’éteindre la dette. Que ce sophisme, déjà trop répété, pénètre dans les esprits, et la répudiation de la dette est certaine.

Voilà ce que me disent des observateurs peut-être un peu chagrins, mais certainement impartiaux. Ils nous reprochent de trop juger l’Amérique d’après ses vertus passées. A les entendre, s’il y reste des habitudes, des souvenirs de son ancienne liberté, elle en a perdu les principes. Ce qu’on admire surtout dans la liberté américaine, c’est qu’elle est non pas un édifice abstrait, fondé sur des théories, mais un fait puissant, enraciné dans la coutume, et le résultat d’une indépendance locale plus forte que tous les pouvoirs. L’heure n’est-elle pas venue où cette indépendance locale va périr ? Déjà la guerre civile a rendu nécessaire un lien plus étroit entre les membres indociles de ce grand corps divisé ; mais est-il bien sûr que la liberté résiste à cette concentration de pouvoir ? Un gouvernement que les lois désarment trouve dans leur impuissance une excuse trop facile à l’arbitraire. Dernièrement deux journaux de New-York, — si je ne me trompe, le World et le Daily News, — publièrent une fausse proclamation du président qui appelait aux armes 400,000 hommes. Ce n’était pas une calomnie, puisque la nouvelle s’est vérifiée. C’était un faux, le plus odieux des délits de presse. Pourtant comment faire ? Il n’y a pas de lois sur la presse. La seule action judiciaire possible est celle en diffamation ; réservée aux individus, et dont la tradition constitutionnelle ne permet pas l’usage du gouvernement. Alors que fit-on ? On mit la main sur les journaux, sur les journalistes ; on laissa huit jours durant les scellés sur les presses, jusqu’à ce qu’on eût trouvé le cou-