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pour la durée de la guerre, et pour trois ans au plus si la guerre ne finit point. Ils sont l’armée la mieux payée du monde. Je lisais l’autre jour dans Broadway une affiche qui leur promettait une prime d’engagement de 400 dollars et le choix de leur arme. « On peut compter, me dit le général T…, de qui je tiens ces détails, que chaque vétéran a gagné 750 piastres environ depuis le début de la guerre. » On se demande comment le pays suffit à ces dépenses. Il escompte hardiment l’avenir. Hier c’était l’emprunt d’un milliard, dont la souscription n’est pas encore close. Aujourd’hui c’est un nouvel emprunt de deux milliards, dont le congrès discute les conditions. Les états font comme l’Union. Pour fournir leur contingent, ils préfèrent encore l’emprunt à la ressource extrême de la conscription. Le seul état de New-York s’endette de 300 millions, et le pire est qu’il faudra recommencer demain. Cette guerre terrible dévore par milliers les hommes : 400,000 en quatre ans, 300,000 pour les deux dernière mois seulement, sans compter ni les prisonniers ni les malades. Les troupes de couleur forment un corps séparé. Il y a 100,000 nègres sous les drapeaux de l’Union, pour la plupart réfugiés du sud. Ils savent que l’ennemi ne leur fera pas quartier et se battent en conséquence. Leurs officiers, nommés directement par le président, sont choisis parmi les meilleurs après examen. Fidèles, dociles, laborieuses, ces troupes sont peut-être les premières de l’armée.

Quant à la dictature militaire que leur prédit l’Europe, les Américains se contentent d’en rire. Accoutumés nous-mêmes à cette issue des discordes civiles, nous ne nous figurons pas qu’un peuple ait pu s’armer sans s’asservir. La liberté nous paraît être la rançon du salut qu’il doit à un général victorieux. Peut-être quelques milliers de mercenaires étrangers et d’aventuriers sans famille répugneront à poser les armes : on leur ouvrira les portes du far-west, et même, s’il le faut, on les poussera au Mexique à coups de canon. Néanmoins la grande masse des citoyens qui composent l’armée fédérale reprendront leur charrue, leur métier ou leur négoce. Quand même un général élevé par l’engouement populaire s’assiérait à la présidence, sa dictature d’un jour finirait avec la guerre, et le lendemain il subirait les lois comme le premier venu. Enfin l’Amérique est si peu menacée d’une tyrannie militaire qu’aujourd’hui, dans le feu de l’action, le candidat désigné pour l’élection prochaine n’est pas même un soldat : c’est le représentant des classes agricoles et laborieuses, le pacifique président Lincoln.

Philadelphie ; 21 juin.

Parti ce matin de New-1fort, je prends, au pied de Portland-