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dans le silence nocturne. Est-ce la distance ? est-ce la solitude ? Hommes et choses, tout m’effarouche, tout est nouveau. Travailleur, commerçant, homme de labeur et de fatigue, l’Américain n’a pas eu ces loisirs où la sensibilité s’aiguise et où l’esprit se raffine : il a gardé toute sa rude écorce. On s’en aperçoit aux complimens que les adversaires politiques se jettent mutuellement à la tête. Hier le Herald dressait l’acte d’accusation du sanguinaire Lincoln ; aujourd’hui le Times rend leur monnaie aux démocrates, à ces serpens venimeux, les copperheads. « Ce sont, dit-il, des écureuils enfermés dans leur cage roulante, qui font des efforts surhumains sans avancer d’une ligne. Ils n’en sont pas moins une ignoble et sale vermine. » La presse de New-York abonde en pareilles aménités. J’invite les raffinés qu’irrite la licence de la presse française à venir s’aguerrir en Amérique.

19 juin.

Rien de bien neuf depuis deux jours. Sauf les différences extérieures, dont je vous ai parlé, et les différences sociales, dont je ne puis juger encore, le Nouveau-Monde ressemble beaucoup à l’ancien. Il suffit de la plus courte expérience pour s’en apercevoir. Le duel au canon et la loi de Lynch ont ému nos imaginations craintives, et nous ne nous figurons l’Américain que le revolver au poing et le blasphème aux lèvres, ou du moins la chique à la bouche. Tels sont peut-être les habitués des cabarets, des bar-rooms ; quant aux gens bien élevés, est-il besoin de dire qu’ils sont les mêmes que partout ailleurs ? Suffit-il d’un habit disgracieux, d’un chapeau un peu rustique, d’une mode malheureuse qui veut qu’ils aient une espèce de barbe de bouc au menton, pour nier leurs qualités, j’allais presque dire leurs vertus ? D’ailleurs, pour les connaître, ce n’est pas assez de les voir dans la rue, ni même à leur comptoir ; ils y gardent une certaine froideur sèche et brève en hommes d’affaires économes de temps et de paroles. C’est chez eux qu’il faut aller pour savoir comment ils pratiquent l’hospitalité. Ils ignorent peut-être les raffinemens de notre politesse ; en revanche, ils ont une simplicité franche, affectueuse et cordiale, qui vaut bien notre faux empressement. Nous savons faire des offres chaleureuses, des protestations de dévouement ; mais il est convenu que tout se passe en paroles. L’Américain au contraire n’aime pas à être refusé ; il n’attend même pas qu’on le remercie. Il vous tend la main, vous invite, et tout est dit. Sa maison, son temps, son argent même, sont à vous. Ainsi le veut la loi de l’hospitalité.

On m’assure que cette largeur se retrouve en toutes choses. Un commerçant entre chez son voisin, lui emprunte 10, 20, 40,000