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golfe, ni les îles, ni les côtes gracieusement ondulées et les blanches villas cachées sous la verdure ; il n’y avait plus pour nous que cette prison du lazaret dont on apercevait déjà les murailles, et où nous attendaient peut-être les douceurs de la quarantaine. La baie de New-York, que les Américains comparent au golfe de Naples, lui ressemble à peu près comme le lac d’Enghien ressemble au lac de Genève. Il y a pourtant un grand charme dans ce ciel voilé, dans cette eau calme et blanche, dans ces mille voiles silencieuses indolemment balancées par la brise, dans les douces collines qui encadrent ce riant tableau. Çà et là un steamer hennissant, effaré, traverse le lent troupeau des voiliers paisibles, comme un cheval échappé dans les pâturages parmi les bœufs endormis.

Déjà nous avions passé l’étroit canal défendu par les forts Tomkins et Lafayette ; nous étions dans la rade, en face de la ville, quand le bateau s’arrête. L’ancre est jetée, et nous apprenons que l’autorité compétente a décidé que nous serions tous vaccinés par son médecin spécial aux frais de la compagnie. Après deux longues heures d’attente, le libérateur apparut. Alors commença une scène burlesque qui dérida les plus courroucés. On nous convoqua tous au salon, pêle-mêle, hommes et femmes, et là chacun tendit son bras nu au charlatan officiel, qui de la pointe d’une plume d’oie piquait l’épiderme. Cette cérémonie coûte à la compagnie 500 dollars. L’Amérique est donc aussi le pays des formalités et des exactions officielles ?

Une autre tribulation nous attendait à la douane. Le douanier français connaît la politesse lors même qu’il fait de l’autorité ; l’Italien est un homme obligeant, qui vous comprend à demi-mot : le Yankee est à la fois tracassier et inexorable. Ces messieurs troublent tout, salissent tout et trouvent partout à redire. Mon pistolet, mon pliant, mes gants, jusqu’à un pot de pommade, excitent leur défiance. Un de mes compagnons a deux montres, on lui en prend une. Deux autres sont fouillés. Les Anglais seuls sont un peu respectés : ils savent l’être partout. Je regrettais malgré moi la bénigne formalité du passeport et la douce tyrannie du gendarme. Avouez que c’est un étrange début sur la terre classique de la liberté.

On parle trop des splendeurs américaines. Le premier aspect de New-York est rebutant et vulgaire. C’est un grand village né d’hier, sans monumens, sans souvenirs, sans limites, envahissant la campagne à mesure qu’il lui faut des maisons et des magasins. Les pavés effondrés, les rues boueuses, les squares pleins d’herbes et de broussailles, les omnibus, disgracieux wagons qui roulent sur des voies ferrées, les maisons irrégulières, bariolées d’affiches co-