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mée aguerrie de cinq cent mille citoyens, et par-dessus tout l’énergie morale et la discipline. Le nord a d’immenses armées ; mais où se recrutent-elles ? Parmi ces pauvres hères que ce vaisseau jettera demain sur le quai de New-York, et qui se laisseront séduire par la bonne paie et la bonne viande. Le nord a d’immenses richesses, mais il les gaspille. Au sud, le trésor est vide, la banqueroute faite depuis longtemps ; mais chacun s’y dévoue, corps et biens, à la cause nationale. Encore un peu de temps, et le nord fatigué quitte la partie, l’ouest se rend indépendant, le sud répare ses pertes, et la guerre n’a servi qu’à éterniser la division de la république. Elle se flatte vainement d’échapper aux maux de l’ancien monde : la voilà qui entre dans l’ère des révolutions et des guerres civiles. Dieu sait quand elle en sortira ! »

Me voilà donc entre les avocats des deux partis qui me débitent ce que j’appellerai les lieux communs de leur cause ; mais je ne puis conclure avant de voir moi-même les pièces du procès.

Ce matin, grand émoi, grande joie sur le navire. Le bateau-pilote venait à nous, bercé gracieusement par ses blanches voiles. Il apportait les journaux et les nouvelles. C… comptait sur la prise de Richmond ; d’A… croyait plutôt à l’invasion du Maryland. Moi seul, je n’attendais rien, sinon peut-être une ou deux batailles sanglantes sans résultat. On se pousse, on se précipite, on se presse autour du pilote : il nous jette un journal qui est aussitôt saisi, disputé, presque mis en pièces ; puis on en fait la lecture à haute voix, d’abord le change de l’or, le cours de l’emprunt, ensuite les nouvelles de la guerre. On lit alors, au milieu des rires, un article injurieux sur le président Lincoln, qu’il accuse de mensonge, d’ineptie, de despotisme, d’odieux attentats à la liberté de la presse, en adjurant le peuple d’en finir avec cet autocrate, ce pourvoyeur de gibets et de prisons, qui a fait jeter aux oubliettes des milliers de citoyens. Ne dirait-on pas Louis XI ou Tibère ?…

16 juin, New-York.

Il fait une nuit étouffante et lumineuse, une de ces nuits tropicales où l’air n’a pas un souffle. Je suis à terre depuis vingt-quatre heures, et je veux vous dire l’impression de ma première journée dans le Nouveau-Monde.

Hier matin, comme nous déjeunions gaîment et que les côtes de Long-Island fuyaient déjà sur la droite, le capitaine se lève et nous annonce qu’un cas de petite-vérole s’est déclaré à bord, qu’il n’en a voulu rien dire pour ne pas effrayer les dames, mais qu’il faut nous résigner d’avance aux tracasseries de l’administration sanitaire. Jugez de notre mauvaise humeur. Nous ne vîmes plus ni le