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lui reprochent que d’inoffensives légèretés. Une fois, charmée du danseur Pick qu’elle a vu dans une représentation de l’Opéra, elle veut qu’il paraisse devant le roi à Trianon. Pick, engagé à Venise, est à la fin de son congé et n’a que le temps de retourner à son poste ; cependant la reine s’oppose à son départ. En vain l’ambassadeur vénitien, Mocenigo, le réclame ; il n’obtient qu’un mot assez leste de l’intendant des menus-plaisirs[1]. Cela fit grand bruit à la cour, il est vrai, mais ne nous brouilla pas avec la république. Une autre fois Marie-Antoinette met son approbation au bas d’une pétition ridicule que les jeunes cavaliers de la cour lui adressent pour obtenir de pouvoir paraître aux bals de la reine avec des plumes au chapeau. « C’est avec une plume que nous demandons des plumes à votre majesté, et, si elle daigne exaucer nos vœux, cette même plume nous servira, tant que nos doigts la pourront soutenir, à célébrer la bienveillance de votre majesté. » Ces belles choses, écrites peut-être avec une intention de parodie, sont signées : de La Marck, Coigny l’aîné, Etienne de Durfort, La Fayette, Ségur l’aîné, comte de Provence, Noailles de Poix, Coigny cadet, Dillon, Noailles et comte d’Artois[2]. On a peine à imaginer la futilité dont de pareilles pièces témoignent ; on voit par là quel était alors l’entourage de Marie-Antoinette, et l’on accuse moins, après les avoir lues, une reine de vingt ans, mal préparée à deviner les périls et à les fuir, que le malheur d’une époque fatale, assez éclairée pour apercevoir les fautes dont elle avait hérité, pour en réclamer le redressement, et en même temps assez aveugle pour tout sacrifier, ce semble, à une incroyable recherche du plaisir. Quant à Gustave III, la physionomie de Versailles se résumait pour lui dans ces deux traits : il voyait un roi jeune et honnête, après avoir donné le signal des réformes, compromettre par de fâcheux retours le mérite de sa propre initiative, et une reine brillante, alors qu’elle rendait à la plus illustre des cours son ancien éclat, faire naître à son insu mille inimitiés autour d’elle. Également avide, lui aussi, de plaisirs et de réformes, il prétendait, en évitant de telles fautes et de tels dangers, acquérir cette double gloire d’un prince à la fois réformateur et initiateur de son peuple aux délicatesses de la civilisation la plus avancée. Il ne se doutait pas qu’une fois engagé dans les mêmes voies, il serait entraîné, lui aussi, vers de pareils abîmes.

  1. Dépêche du ministre de Saxe à Paris, 27 septembre 1776.
  2. Même correspondance, 19 janvier 1775.