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de mer comme du chemin de fer. Si à côté de lui vient se placer un navire étranger qui parte plus exactement que lui, aille plus vite, exige un fret comparativement moins élevé, le navire étranger sera préféré, et l’industrie maritime française sera ruinée. Or certaines contrées ont et auront sur nous un tel ensemble d’avantages maritimes qu’il nous sera impossible de lutter à armes égales contre elles, et que, les nouvelles lois nous enlevant le peu qui nous était exclusivement réservé, il ne nous restera rien. Adieu alors la population maritime qui n’aura plus d’emploi, adieu nos équipages, nos vaisseaux, notre force navale : nous deviendrons Prusse ou Autriche, mais nous ne serons plus la France d’hier et d’aujourd’hui.

Ce n’est pas la première fois qu’il a été fait chez nous des essais de libre échange maritime. Il y a déjà bien des années, nous avons admis les Américains sur un pied d’égalité avec nous pour le transport du coton. Le résultat a été de donner le monopole de ce transport aux Américains. Aujourd’hui nous commençons à voir les conséquences de notre traité de commerce avec l’Angleterre ; nous voyons le mouvement de la navigation anglaise dans nos ports augmenter de jour en jour et dans une proportion bien plus rapide que le mouvement total de ces ports. La raison en est toute simple : c’est que le libre échange par mer donne au peuple exclusivement marin, à celui que sa position géographique, ses instincts naturels et toutes les traditions de son histoire ont fait navigateur et commerçant, des avantages que ne peut balancer un autre peuple qui n’est pas né pour la vie de mer, et chez qui la marine a été une création de la politique plutôt que le développement spontané du génie national. La destinée de notre marine, si l’on n’y prend garde, est de succomber dans cette lutte, comme a succombé déjà la navigation belge, qui a disparu presque complètement avec les droits différentiels qui la protégeaient ; mais la Belgique, pour son existence politique, n’a pas besoin d’une marine militaire, tandis que la France, renonçant à la sienne pour l’amour abstrait d’un principe, abdiquerait le rang qu’elle a tenu jusqu’ici parmi les nations.

Et que l’on ne croie pas que nous hasardions une supposition gratuite en affirmant l’impuissance de la France à soutenir sur mer la concurrence du libre échange. Tout nous manque pour cela, les faits le prouvent : nous ne pouvons construire à aussi bon marché que le pays où le fer et le bois abondent ; nous ne pouvons faire de navigation à vapeur à aussi bon compte que les contrées qui ont le fer à bas prix et où le charbon tombe de la mine d’où on l’extrait dans le navire qui le consomme ; nos équipages sont plus nombreux et coûtent plus cher que ceux des nations naturellement vouées à