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soixante livres de poudre, et dont les effets destructeurs dépassent tous ceux que nous pouvons produire ; mais ce n’est qu’un détail : en avance sur un point, nous sommes en retard sur un autre ; le péril n’est pas très grand, et nous pouvons être sans inquiétude sur l’état et l’entretien de notre matériel naval.

Il n’en est malheureusement pas de même de notre personnel, soit qu’il s’agisse du corps d’officiers, soit des équipages. Le corps des officiers est atteint d’un malaise que nous éprouvons quelque embarras à définir, qui ressemble (le mot nous coûte à écrire) au découragement, et qui serait alarmant, s’il devait se prolonger. Le recrutement de nos équipages est menacé dans sa source, l’inscription maritime et la marine marchande. C’est sur ces deux points que nous voudrions appeler l’attention du lecteur. Il y va de notre puissance navale et par suite d’un des principaux élémens de notre grandeur, disons-le même, de notre indépendance nationale. Commençons par bien nous rendre compte de la situation de notre corps d’officiers.

Avant la révolution de 89, il appartenait en entier à la noblesse, et l’on sait comment il disparut avec elle, emportant dans l’émigration les traditions de courage et d’organisation qui avaient fait sa gloire depuis les beaux temps de Tourville jusqu’à ceux de Suffren. Le corps d’officiers ne put être immédiatement remplacé, car en marine, on ne saurait trop le répéter, rien ne s’improvise, et malgré des prodiges de dévouement nous payâmes par d’éclatans revers le vide laissé sur nos vaisseaux par le malheur de l’émigration. Ce fut seulement vers la fin de l’empire que la création d’écoles navales spéciales commença de relever l’édifice, auquel on peut dire que chaque année écoulée a depuis ajouté une pierre. Nous devons à un enfantement de cinquante années le corps exceptionnel, réellement supérieur, que nous possédons aujourd’hui et qu’il s’agit de conserver. Depuis les premiers jours de cette renaissance jusqu’à l’époque actuelle, jusqu’à la guerre de Crimée, le rôle de la marine avait été brillant et populaire. Elle avait pris une part active à toutes les opérations militaires dans lesquelles l’armée de terre avait été engagée, en Espagne, en Morée, en Algérie, et elle avait eu de plus l’occasion d’acquérir une gloire qui lui était propre à Navarin, Lisbonne, Saint-Jean-d’Ulloa. De là s’était développé chez nos officiers un sentiment très vif d’amour du métier avec toutes les bonnes conséquences qui en découlent, émulation, ardeur au service, religion du devoir, exaltation des sentimens d’honneur, respect de soi-même. Aucune carrière n’offrait de perspective plus brillante, et l’élite de notre jeunesse se disputait dans les examens avec une sorte d’acharnement l’entrée d’un corps auquel on était justement fier d’appartenir. Il n’était pas rare alors