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canonnières et quatre monitors, chargé d’une entreprise plus hardie encore : il s’agit de forcer une passe étroite, que l’on sait remplie de torpilles, sous les feux croisés de forts casemates où l’art de l’ingénieur a de longue main épuisé toutes ses ressources. Ces forts sont armés de canons rayés dont quelques-uns, lançant des projectiles de 170 livres et envoyés exprès d’Angleterre, représentent tout ce que l’art de la destruction a jusqu’ici créé de plus parfait, Enfin, pour compléter la masse des difficultés à vaincre, l’amiral confédéré Buchanan, le même qui commandait le fameux Merrimac, se tient à l’issue de la passe avec une escadrille de navires cuirassés et de canonnières dont on ne sait pas d’avance le nombre, mais parmi lesquels figure le ram le Tennessee, machine de guerre formidable dont les murailles inclinées sont recouvertes de six pouces de fer, deux pouces de plus que le Merrimac, un pouce et demi de plus que le Solferino et le Warrior, et dont l’artillerie se compose de six canons rayés de 100. Comment les faibles corvettes de Farragut, si elles échappent aux torpilles, résisteront-elles à l’artillerie, aux obus lancés par les casemates des forts et du redoutable Tennessee ? Ce que peuvent l’intelligence et le courage d’un seul homme apparut alors dans tout son éclat.

Qu’on nous permette quelques détails sur ce combat, le plus brillant de la guerre pour la marine des États-Unis. Le 5 août 1864, à la pointe du jour, la petite escadre fédérale donnait dans les passes. Elle formait deux colonnes : à droite se trouvaient les monitors, à gauche les six corvettes, chacune liée bord à bord avec une des canonnières. Tout ce qui avait pu être descendu de la mâture, vergues ou gréement, avait été enlevé ; les ponts étaient couverts de sacs à terre contre les feux plongeans, dont l’expérience de toute cette guerre avait prouvé l’extrême danger. Suivant son habitude, l’amiral Farragut transmet ses ordres avec un tube acoustique du bout de la grande hune, d’où il peut, par-dessus la fumée, embrasser l’ensemble de ce qui se passe. Ordre est donné de n’employer contre les forts et les batteries que de la mitraille et des obus Shrapnell. Le brave amiral a calculé que ce serait un jeu dangereux pour de pauvres navires en bois de vouloir démonter l’artillerie ennemie. Tout ce qu’on peut faire, c’est d’en éloigner les artilleurs pendant le passage de l’escadre au moyen d’une pluie de mitraille. L’ordre est exécuté comme il a été donné, avec autant de précision que de sang-froid. Les navires de queue, remarquant que la mitraille de leurs devanciers porte un peu court, changent leurs fusées de deux secondes contre celles de cinq, aussi tranquillement qu’ils l’eussent fait à l’exercice ; mais tout à coup la tête de la colonne s’arrête, hésite : des bouées inquiétantes sont aperçues dans l’eau, le mot torpille est dans toutes