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voulait pas voir non-seulement la mer intérieure de la Caroline du nord rouverte aux blockade-runners, mais l’armée fédérale qui occupait la partie orientale de cet état privée des ressources qu’elle tirait de la mer et forcée de se retirer. Un jeune lieutenant nommé Cushing se chargea de l’entreprise. Il fit construire à New-York un petit bateau à vapeur de la dimension d’une chaloupe, à l’avant duquel se trouvait une très forte perche mobile et portant à son extrémité une torpille, machine fort semblable à ce qu’on appelle dans notre armée un pétard. En maniant à bord du bateau l’une des extrémités de la perche, on pouvait aller appliquer la torpille où l’on voulait avec l’autre extrémité, et un coup d’étoupille à friction déterminait l’explosion. Par une nuit obscure, le lieutenant Cushing remonta la rivière Roanoke, où se tenait le ram, et il l’aperçut amarré à un quai, sous la double protection d’une batterie d’artillerie et d’une estacade de poutres flottantes qui formait le cercle à trente pieds autour de lui. Le lieutenant fédéral, bientôt découvert, est accueilli par un feu de mousqueterie formidable, il a ses habits criblés de balles ; il ne s’arrête pas pour si peu et pousse à toute vapeur son bateau, qui monte sur l’estacade. Maniant lui-même le levier de sa torpille, il la place sous les flancs du ram et tire la détente. Une explosion terrible a lieu aussitôt ; le bateau fédéral reçoit à la fois une colonne d’eau qui le remplit et un coup de canon tiré à quinze pas qui le brise ; mais le ram au même moment a coulé à fond, et le lieutenant, qui s’est sauvé à la mage avec une partie de ses compagnons, finit, à travers les bois, par rejoindre l’escadre fédérale. Les remerciemens du congrès furent la récompense de cet acte d’intelligence et de courage, récompense exceptionnelle qui n’a été accordée qu’à onze officiers de marine pendant toute la durée de la guerre, et dont la conséquence est une promotion qu’en tout autre cas il faut attendre de l’ancienneté.

L’emploi de ces torpilles (torpedoes), soit qu’on les dispose entre deux eaux dans les passes que doivent traverser les navires ennemis, soit qu’on aille audacieusement, comme le lieutenant Cushing, les appliquer aux flancs du navire lui-même, demande une sérieuse attention. C’est un moyen de guerre nouveau et peu dispendieux, arme des faibles contre les puissans. L’histoire maritime de la guerre d’Amérique est remplie d’incidens causés par cette innovation meurtrière. Les confédérés surtout en ont fait un fréquent usage. Ils avaient semé les torpilles par milliers dans leurs rivières et dans les passes de leurs ports, préalablement resserrées par des estacades de pilotis. De ce double moyen de défense résultait pour l’ennemi la nécessité d’aller arracher ces estacades, toujours placées au point convergent des feux d’une foule de batteries armées