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postérité depuis que le sénat eut cessé d’être libre, s’il rappelait que ce qu’il y a eu encore de grands écrivains ou de grands orateurs sous l’empire, un Tacite par exemple, n’ont dû leur talent qu’à l’amour, à l’admiration, aux regrets qu’ils nourrissaient pour l’ancienne constitution romaine et au mépris altier qu’ils ressentaient pour le régime des césars ? Alors commence l’ère des grammatici déclamateurs et vides, des causidici cupides et parasites. L’éloquence, avec la liberté, a perdu sa substance et sa moelle ; frivole et fausse, elle s’amuse, dans d’insipides panégyriques, au pailletage des mots, et s’éteint dans l’ennui précurseur de la barbarie. Controversiam vibrantibus sententiolis pictam… mellitos verborum globulos, et omnia dicta façtaque quasi papavere et sesamo sparsa, comme dit Pétrone en son joli latin dans une œuvre qui est le monument infâme de la corruption produite par la servitude et l’oisiveté politiques. L’agonie de l’éloquence politique commence avec l’ère des césars, mais alors, avec la foi et la prédication de saint Paul, s’ouvre une autre propagande et se prépare une autre éloquence, l’éloquence religieuse.

Nous ne redoutons point que cette doctrine historique qui ose montrer à la France moderne les voies de la Rome impériale s’accrédite chez nous quand nous voyons paraître un aussi excellent livre que celui de M. Gaston Boissier sur Cicéron et ses amis. Ce livre reproduit les travaux de M. Boissier sur l’époque de Cicéron et de César qui ont été publiés et très remarqués dans la Revue. Nous ne connaissons guère en ce temps-ci de lecture aussi attrayante, aussi instructive et aussi saine. Voilà de l’érudition vraie, désintéressée, élégante, où l’histoire n’est point corrompue par l’adulation, où le goût des choses de l’antiquité est éclairé, guidé, relevé par l’intelligence des choses contemporaines. Montesquieu mis à part, on comprend mieux en France, depuis la révolution, l’histoire en général et surtout l’histoire romaine. Nous ne sommes plus dépaysés maintenant au spectacle de ces luttes politiques, de ces combinaisons d’influences, de ces manœuvres de partis, de cette éloquence publique mobile et passionnée qui s’agitaient sur le fond de la démocratie romaine aux derniers jours de la république. Notre histoire dans ses données fondamentales ne ressemble point à l’histoire romaine. Nos démocraties sont formées d’intérêts et inspirées d’idées qu’on ne peut confondre avec les justes griefs ou les grossiers appétits de la plèbe antique ; mais les hommes avec leur intelligence et leur caractère, les événemens avec leurs tours soudains, conservent dans l’intervalle des siècles des analogies qu’il y a plaisir et profit à étudier. Il ne s’agit pas de copier l’histoire romaine, comme on le voulait au temps où l’école de David semblait être passée de la peinture dans la politique ; mais devant le drame romain les plus hautes sympathies de l’intelligence et de l’âme sont émues. C’est à ce drame que M. Boissier nous intéresse, tant il lui est devenu familier, tant il en connaît les complications et les acteurs. Les amis que Cicéron est destiné à avoir dans tous