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Chez l’auteur d’Oberon, les lignes pourtant s’affirment davantage, le front est moins fuyant, la volonté plus accentuée.

De cette indécision trop caractéristique, le Pré aux Clercs, son chef-d’œuvre, porte aussi l’empreinte : le rossinisme invétéré reparaît incessamment. Dans l’ouverture, dans le joli duo des rendez-vous, partout ces routinières formules vous obsèdent. Il n’y a pas jusqu’à ce charmant trio du second acte, si bien engagé, si bien en scène, que ne gâte à plaisir une de ces phrases vides qui, par leur banale périodicité, le tour usé de leurs rentrées, vous rappellent la strette typique du duo de Ricciardo e Zoraïde ; mais ce que cette fois on ne saurait contester, c’est la grâce exquise du sentiment, la vérité de l’expression mélodique. Entente parfaite de la situation, largeur et distinction de style, des rhythmes variés, des motifs à profusion, avec cela de la verve, de la couleur, de la passion, de la mélancolie surtout ! Il se peut qu’avec les raffinemens du goût moderne, certaines idées critiques réagissent sur la nature de nos sensations au point de modifier l’impression que produit sur nous telle ou telle musique selon les souvenirs qui s’y rattachent. Toujours est-il que vous sentez vibrer dans le Pré aux Clercs comme dans les Puritains, comme dans la Favorite, une corde émue et douloureuse qui, chez Hérold, Bellini et Donizetti, n’existe pas ailleurs, ou du moins ne s’était point trahie avec cette poignante intensité. Le rôle d’Isabelle a de ces sanglots, de ces voix du cœur qu’on n’entend pas sans tressaillir : partition de cape et d’épée d’où s’exhale une élégiaque langueur, musique chatoyante, amoureuse et romanesque, où la note pathétique soupire et pleure, et qui semble emprunter à la souffrance, au pressentiment, à la mort, cette unité de composition absente des autres œuvres d’Hérold !

Tristes et funèbres circonstances en effet que celles où cet opéra du Pré aux Clercs vit le jour. Au travail de l’enfantement avaient succédé les énervantes fatigues de la mise en scène ; à suivre les répétitions, ses dernières forces s’étaient usées. Le succès venait de se déclarer, brillant, incontesté, promettant cette fois gloire et fortune ; tout à coup l’actrice qui jouait Isabelle tombe malade : personne à l’Opéra-Comique pour la remplacer. Voir le théâtre suspendre les représentations, s’arrêter en pleines recettes, quelle perspective pour un auteur après tant de fatigues essuyées, d’épreuves et d’angoisses surmontées ! M. Véron dirigeait alors l’Opéra. Avec cette courtoisie qui fut la marque distinctive de son administration, il s’empressa de parer au désastre. Mme Dorus, sa pensionnaire, en quelques jours apprit le rôle et le joua de manière à prouver au public ce que du reste le passage de Mme Damoreau à Favart démontra par la suite d’une façon encore plus éclatante, à savoir qu’on peut être une excellente cantatrice de grand opéra et s’entendre également aux familiers agrémens du dialogue parlé ; mais le pauvre Hérold devait succomber à cette nouvelle secousse. Tant de courses à travers Paris, de démarches réitérées, précipitèrent sa fin, et, comme Mozart, c’est de son lit de mort qu’il entendit le bruit de son triomphe.