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genre humain est beau ! Oh ! le brave nouveau monde qui contient un tel peuple ! » On peut donc à la rigueur soutenir que la Tempête n’est que la traduction poétique de ce sentiment de surprise et d’ivresse admirative alors si répandu ; mais les lecteurs de Shakspeare savent qu’il y a bien peu de ses productions qui n’expriment qu’une seule pensée, et un examen attentif démontre que le sentiment que nous venons d’indiquer n’occupe dans la Tempête qu’une place secondaire et accessoire, si large qu’elle soit. La description de la nature vierge et de la vie sauvage est ici le cadre, et non le tableau, le décor, et non le drame. Shakspeare ayant à représenter allégoriquement les tribulations et le triomphe final d’une âme solitaire, réduite aux seules ressources de ses facultés, l’île sauvage et déserte, inhabitable en apparence, mais bientôt peuplée par les fantasmagories et embellie par les sortilèges de la magie, s’est présentée à son esprit comme le symbole naturel de la vie du poète, et, aussitôt cette idée première adoptée, toutes les idées accessoires qui s’y rapportent sont accourues en foule à l’appel de son imagination, comme les abeilles se suspendent en grappes autour du cuivre sonore qui les rassemble.

Je n’ai point épuisé le sujet de la Tempête ; on épuise difficilement un monde, et chaque pièce de Shakspeare est un petit univers. Bien des observations resteraient encore à faire, notamment sur les caractères des personnages ; mais ces observations ne se rapporteraient qu’indirectement au but de cet essai, qui est simplement de proposer une solution des difficultés que soulève l’interprétation de la Tempête. Je serais heureux que cette solution fût la vraie, et la plus grande récompense du petit labeur qu’elle m’a donné serait certes la joie de pouvoir répéter avec assurance aux glorieux mânes du poète le mot de l’obéissant Ariel à Prospero : « Thy thoughts i cleave to, — me voici tout proche de tes pensées.


EMILE MONTEGUT.