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mencement de déclin. Son style n’a jamais présenté des couleurs plus riches et plus harmonieuses, mais il y a dans cette richesse quelque chose qui rappelle celle des dernières soirées de septembre : il y a plus de pompe, parce qu’il y a moins d’ardeur ; la lumière s’épand mieux, parce qu’elle est moins intense. Il y a plus de sureté et en même temps plus de faiblesse que dans les pièces précédentes. On y surprend des répétitions fréquentes, et çà et là même on sent qu’il faudrait peu de chose pour que l’haleine fît défaut au poète. La Tempête est comparable à un de ces fruits arrivés à une maturité parfaite, qui sont d’autant plus savoureux qu’ils sont plus près de l’instant où ils vont se corrompre, car la maturité n’est que le commencement de la corruption. C’est donc un fruit exquis, mais qui fait demander ce que serait celui qui aurait un degré de maturité de plus. Shakspeare s’était donc bien jugé, et la mort, qui approchait rapidement, ne lui donna que trop raison.

Parmi les très nombreux passages où Shakspeare semble annoncer sa résolution de retraite, il en est deux qui ne souffrent aucune objection et qui ont la clarté de l’évidence même. Au moment où la pièce touche à sa fin, lorsque Ariel a accompli son dernier office, Prospero adresse aux esprits qui l’ont servi des adieux solennels. Voici ce passage tout à fait remarquable :


« O vous, elfes des collines, des ruisseaux, des lacs dormans et des bosquets, et vous qui de vos pieds qui ne font pas d’empreintes courez après Neptune lorsqu’il se retire et fuyez devant lui lorsqu’il remonte, et vous, petits êtres nains qui au clair de la lune tracez en dansant ces cercles qui laissent l’herbe amère et que la brebis ne broute pas, et vous dont le passe-temps est de faire naître à minuit les champignons et qui vous plaisez à entendre le solennel couvre-feu, vous êtes des maîtres bien faibles, et cependant, grâce à votre aide, j’ai pu dans tout l’éclat de son midi obscurcir le soleil, évoquer les vents à la rage séditieuse et déchaîner la guerre rugissante entre la verte mer et la voûte azurée, allumer le tonnerre aux grondemens redoutables et décapiter avec la propre foudre de Jupiter l’arbre orgueilleux qui lui est cher, faire trembler les promontoires sur leurs bases massives et retourner par leurs racines le cèdre et le pin, ordonner aux tombeaux de réveiller leurs dormeurs, d’ouvrir leurs portes et de les laisser sortir. Oui, voilà jusqu’où mon art avec votre aide a pu porter sa puissance ! Mais j’abjure ici cette impérieuse magie, et lorsque je vous aurai demandé, — ce que je fais en ce moment, — un peu de musique céleste pour opérer sur les sens de ces hommes l’effet que je poursuis et que ce charme aérien est destiné à me faire atteindre, je briserai ma baguette de commandement, je l’enfouirai à plusieurs toises sous la terre, et plus avant que n’est encore descendue la sonde, je plongerai mon livre sous les eaux. »


Je demande s’il est au monde quelque chose de plus clair que ce