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« PROSPERO. — Au moins de deux sabliers. Il faut bien employer le temps qui nous reste entre ce moment et la sixième heure. »


Il est assez difficile de déterminer ce que Shakspeare entend par la sixième heure, car il écrivit cette pièce entre sa quarante-septième et sa quarante-huitième année, et Prospero semble désigner par le mot heures les périodes décennales de la vie humaine ; mais pour tout le reste ses paroles se rapportent exactement à l’âge qu’il avait alors. Comme Prospero, Shakspeare avait passé l’été de la vie, et, comme lui, il semble juger que cette époque est l’heure véritable de la retraite. C’est encore ce qu’on peut induire de la petite chanson où Ariel célèbre sa prochaine liberté. « Sur le dos de la chauve-souris, je m’envole, après l’été, joyeusement. Joyeusement, joyeusement vivrai-je maintenant sous les grappes de fleurs qui pendent à la branche. » Cette petite chanson a fort préoccupé les commentateurs, qui ont fait observer que les chauves-souris ne volaient pas après l’été, ce qui est parfaitement juste ; mais cette légère obscurité se dissipe d’elle-même, si Ariel entend parler, non de l’été de l’année, mais de l’été de la vie, s’il veut dire que l’heure propice de la retraite pour le génie est la fin de cette chaude saison où il faut prendre son vol en pleine lumière, et que l’inspiration fuit après l’âge mûr pour ne plus revenir.

Cette préoccupation de faire retraite en pleine force d’inspiration, avant que l’âge ait glacé le génie, est sensible durant tout le cours de la pièce. Maintes fois Prospero s’interrompt dans ses opérations magiques comme un homme qui, engagé dans une tâche, sonde ses forces pour savoir s’il ira jusqu’au bout et s’il donnera quelque marque de faiblesse. Il reconnaît avec joie que ses forces sont encore tout entières et qu’elles mèneront l’œuvre à bonne fin. « Maintenant, dit-il au début du cinquième acte, mon projet commence à prendre forme ; mes charmes ne se rompent pas, mes esprits obéissent, et le temps avance en droite ligne avec le dénoûment qu’il apporte. » Mais en même temps il sent qu’il doit profiter de cette dernière heure pour exécuter son projet de retraite, car, cette heure propice qui marque le zénith de sa carrière une fois passée, sa fortune ira toujours en décroissant, et c’est à peu près en ces termes qu’il l’annonce à Miranda au début de la pièce. Une question curieuse à résoudre serait celle de savoir si cette préoccupation était fondée, et si Shakspeare, encore dans la fleur de l’âge, sentait les approches de la décadence. Comme le seul témoignage de l’état de son esprit à cette époque est précisément cette pièce de la Tempête, c’est à cette œuvre qu’il faut s’adresser pour obtenir une réponse. Eh bien ! l’œuvre répond à la fois oui et non ; elle dit que Shakspeare n’a jamais été magicien plus consommé ; elle accuse un com-