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mée et même de fortune, et enfin, quoiqu’il soit jeune encore, trop de rêvés ont fatigué son âme pour qu’il n’éprouve pas le désir d’un repos qui lui permettra, comme à son duc magicien, « sur trois de ses pensées, d’en consacrer une à la tombe. » Le voilà donc tout occupé de prendre congé de son cher public et de lui écrire ses adieux dans cette pièce de la Tempête. Tout à coup on vient lui demander un divertissement poétique pour un mariage ou toute autre solennité. Un divertissement poétique ! ce n’est point son affaire ; que ne s’adresse-t-on à Ben Jonson, qui est admirable dans ce genre de composition ? Cependant le solliciteur est puissant, et refuser est difficile ; comment se tirer d’embarras ? Alors Shakspeare réfléchit que la pièce qu’il destine à la clôture de sa carrière, à laquelle il met la dernière main, répond par quelques-uns de ses caractères à la pièce qu’on lui demande. Une scène intercalée, la mascarade du quatrième acte, et le tour sera joué. Remarquez en effet que cette scène semble avoir été introduite quelque peu artificiellement dans le drame et qu’on peut l’en retirer sans que l’action générale soit dérangée par cette suppression. Que la Tempête ait rencontré sur son chemin une circonstance qu’elle n’attendait pas, c’est possible ; mais qu’elle soit née de cette circonstance, voilà qui est difficile à croire. Ce n’est pas encore dans cette explication qu’il faut chercher l’origine et les élémens de la Tempête.

Puisque les élémens de cette pièce sont introuvables, Shakspeare les a donc pris purement en lui-même, il a obéi à une pensée purement personnelle, et alors qu’a-t-il voulu dire, s’il a dit autre chose que ce que nous lui faisons dire ? car la plus inadmissible des hypothèses est celle qui probablement réunira le plus grand nombre de partisans : c’est que le poète n’a voulu rien dire du tout, qu’il a tout simplement obéi, comme cela était son droit de poète, aux inspirations de sa fantaisie, et qu’il s’est donné le futile plaisir de créer un monde chimérique. Ces prétendus droits de la fantaisie poétique sont une des plus grandes impertinences de notre époque, et n’ont, je crois, jamais été invoqués que pour masquer les défaillances d’imaginations stériles qui, faute d’avoir quelque chose à exprimer, ont jugé bon d’établir comme article de foi que le premier droit du poète était de n’exprimer aucune pensée. Les inventions fantasques des grands poètes, et celles de Shakspeare en particulier, bien loin d’être le résultat d’une imagination qui ne sait où elle va, sont le résultat de combinaisons singulièrement patientes et profondes, qu’ils ont appelées à leur aide afin de traduire extérieurement des conceptions morales pour lesquelles ils ne trouvaient pas d’expression dans les formes du monde connu. En outre