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trois pauvres diables pour les acteurs principaux du drame, que dis-je ? pour les rois du monde. Voilà donc à quoi se réduit cette existence humaine, si tumultueuse, si fiévreuse, dont depuis vingt-cinq ans je vous ai fait entendre le fracas ! voilà quel petit espace peut l’enserrer tout entière, et dans quelle tranquille et sereine unité se fondent et s’harmonisent ces passions éparses et débordantes que l’univers semblait trop étroit pour contenir. Oui, tous ces acteurs qui ébranlent la terre ne sont, comme les esprits de mon Prospero, que de l’air subtil, et le monde lui-même n’est pas plus solide que l’édifice de ma vision fantasque, car un jour viendra « où il se dissoudra comme cette insubstantielle fantaisie sans laisser même derrière lui un flocon de vapeur. »

« Ici donc, en ce drame de la Tempête, moi, William Shakspeare, votre amuseur favori, je vous offre pour dernier divertissement, sous une forme abrégée et concise, le tableau allégorique de ce que j’ai entrepris et exécuté dans la solitude poétique de ma vie avec le seul secours de mon esprit, Ariel, souffle inspiré auquel je vous demande aujourd’hui la permission de rendre la liberté. Voici les traits sous lesquels je vous ai montré cette âme humaine si noble et si basse, si démoniaque et si angélique. Vingt fois je vous ai fait voir la brute instinctive, indisciplinée, rebelle, incorrigible, et néanmoins possédant je ne sais quelle grandeur immonde qui fait réfléchir et quelle sauvage poésie qui trouble et fait songer. L’audace de ses rêves et l’immoralité de ses actes font peur, mais non pitié ; son origine est sordide, mais non vulgaire. Reconnaissez cette bête humaine sous les traits de Caliban, le fils difforme de la sorcière Sycorax, premier maître de l’île, et auquel Prospero, qui l’a réduit en esclavage, porte en raison de son origine démoniaque une sorte de considération. Voilà, figurée par la personne de cet esclave, l’âme telle que la font les passions mauvaises, l’ignorance et la tyrannie de la fange charnelle. A côté de l’âme humaine qu’il faut haïr, je vous ai montré celle qu’il faut admirer, Miranda, une créature pure, virginale, immaculée, angélique, dont le souffle est bonté, dont le regard est pitié, riche de trésors que sa naïveté ignore, forte d’énergies d’amour et de dévouement que sa noblesse saura découvrir, et dont émanent naturellement les belles paroles et les touchantes actions, comme la lumière émane des astres et le parfum des fleurs. Père et protecteur de l’âme qu’il faut admirer, maître et juge de l’âme qu’il faut haïr, voici, sous les traits du magicien Prospero, qui unit la puissance à la science, la figure du génie humain ; à la fois poète et roi, il crée l’ordre et l’harmonie par la musique des enchantemens, il dompte les anarchies et les conspirations par la baguette du commandement, toutes les choses lui obéissent par la