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mieux dans l’âme de la poésie virgilienne lorsque vos yeux avaient contemplé quelque frontispice aux paysages pieusement héroïques : d’un côté, la vaste plaine lumineuse, où la charrue du laboureur fait surgir du sillon les casques enfouis des guerriers antiques ; de l’autre, la vaste mer bleue poussant doucement ou brisant sur ses rivages les navires, jouets ou favoris de ses flots ; puis, au premier plan, un tombeau d’ancêtre servant en même temps d’autel, sur lequel un prêtre rustique consacre les épis et les fruits par un sacrifice innocent, souvenir des bienfaits et des jours heureux du roi Saturne, devant quelques jeunes pâtres fidèles aux divinités traditionnelles des campagnes latines ? Eh bien ! si vous cherchiez à résumer ainsi par quelques emblèmes à la fois saisissans et clairs l’âme des œuvres de Shakspeare, si vous aviez à composer un frontispice pour ces œuvres, vous n’auriez même pas besoin de vous livrer au petit effort d’imagination que nous venons de faire pour exprimer par quelques figures précises le caractère des destinées romaines et celui de la poésie virgilienne. Ce frontispice est tout trouvé, c’est le sujet et les personnages de la Tempête. Essayez d’en trouver un autre qui réunisse autant d’exactitude poétique, d’énergique simplicité, et à la fois autant de sobriété et d’ampleur, je vous défie d’y réussir, car il est plus que probable qu’en présence de cette œuvre immense votre imagination atterrée et incertaine s’arrêtera au plan de quelque composition à la fois enfantine et confuse, par exemple quelque interminable procession de personnages sans parenté se succédant dans l’ordre le plus divers : Roméo au balcon de Juliette, Macbeth reculant devant la vision du poignard, le roi Lear sur la bruyère, Hamlet philosophant sur le crâne d’Yorick, Desdemona plongée dans les rêveries de la chanson du Saule, Ophélie égrenant les fleurs de sa couronne de folle, des seigneurs en habits de bergers, des valets en habits de bouffons, une mascarade sans unité en un mot et qui n’exprimera rien, précisément parce qu’elle présentera des contrastes si tranchés qu’on n’en comprendra pas le lien et l’âme commune. Cette unité que votre imagination sera impuissante à créer, Shakspeare s’est chargé de vous la fournir lui-même dans son admirable synthèse de la Tempête, Avec quelle simplicité et quelle sobriété est ici résumée cette œuvre aux aspects multiples et aux innombrables acteurs ! Nulle confusion et nul encombrement. Trois ou quatre personnages ont suffi au poète pour concentrer en eux l’essence de centaines de caractères ; un plan si peu compliqué qu’il en est presque naïf lui a suffi pour exposer le but et la portée des conceptions les plus touffues qui furent jamais. Plus les observateurs du monde extérieur ont été profonds, plus ils ont été frappés de voir avec quelle