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ESSAIS
DE
MORALE ET DE LITTERATURE

VI.
UNE HYPOTHESE SUR LA TEMPÊTE DE SHAKSPEARE.

Je relisais dernièrement la Tempête de Shakspeare, et j’ai tout à coup été frappé très vivement de quelques particularités encore inaperçues ou mal observées qui m’ont semblé éclaircir certains doutes et résoudre certaines questions sur l’origine, la date et le caractère de cette pièce admirable. Je n’aurai point la fatuité de donner l’explication qui m’est apparue au milieu des émotions de la lecture comme l’absolue vérité. Les grands poètes, nous le savons, possèdent tous le privilège merveilleux de Prospero, et sont habiles à faire passer sous les yeux de notre imagination mille illusions colorées, mille fantasmagories charmantes ou terribles, qui se dissipent en vapeurs, — avec quels regrets souvent ! — dès que la froide attention vient fixer sur elles son regard inexorable. Un de leurs bienfaits est de nous rendre passagèrement poètes nous-mêmes, et tandis qu’ils élèvent devant nous la solide architecture de leurs réels édifices, notre imagination, comme possédée d’une fièvre d’émulation, se bâtit des palais de nuages, dont nous pouvons dire, après qu’ils nous ont un instant charmés, ce que dit Prospero des acteurs de la mascarade qu’il donne en divertissement de noces à Ferdinand et à Miranda : « Ces êtres, nos acteurs, étaient tous des