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ce que sont les autres pays, mais d’après ce que lui n’est pas et ne peut pas être. Échappée en 1848 à la captivité plus ou moins douce où la tenait depuis quarante-deux ans le système attribué à tort au prince Metternich, et dont toute la responsabilité retombe sur l’empereur François, l’Autriche crut au premier moment avoir gagné quelque chose. Elle échangeait en effet un régime de police pour le régime militaire, et le changement coïncidait avec des victoires qui excitaient son enthousiasme. Dans le premier moment, le pays s’accommoda à peu près de tout, et la grande popularité de l’armée et de ses principaux chefs fit le reste. Les bruits militaires, le pride pomp and circumstance de la guerre, comme dit Othello, masquèrent cette nouvelle forme de compression. Bientôt cependant les hommes qui avaient su la rendre acceptable, le maréchal Radetzky, le prince Schwarzenberg, disparurent, laissant l’empire entre les mains du comte Buol et de M. de Bach. L’incapacité et la faiblesse s’alliaient dès lors à un parti-pris d’étroitesse qui vite rendit la conscience à l’opinion publique. On était individuellement surchargé d’impôts sans que l’état financier de la nation s’améliorât ; on n’avait plus d’occasion d’être glorieux ; on n’était plus qu’embarrassé, fourvoyé et pauvre, et on n’était pas libre : on se l’est dit « sans phrases, » Pour la première fois peut-être, nul parmi les peuples de la monarchie ne pouvait tirer une satisfaction relative de trouver près de lui un voisin plus malheureux. C’était partout l’égalité de la souffrance et du mécontentement.

Et pourtant la constitution du mois de mars 1848, celle qu’avait dû faire fonctionner le prince Schwarzenberg, contenait une parole heureuse et juste, une idée féconde, je veux parler de la Gleichberechtigung, droits égaux de toutes les races. Là étaient le principe et la promesse, la vraie raison d’être du nouveau règne ; aujourd’hui encore, après dix années d’erreurs et de tâtonnemens, là est l’œuvre du moment, le problème que l’Autriche doit résoudre sous peine de périr. Je dis ceci pour tout le monde : pour les Hongrois comme pour les Autrichiens, comme pour les Polonais et pour les Bohèmes, ou rien n’est gagné aujourd’hui, ou il faut s’en remettre de tout à tous, et il devient nécessaire pour chacun de circonscrire ses propres prétentions par les droits d’autrui. J’ai pour ma part peu de craintes de l’avenir, mais ceux qui s’imaginent qu’aujourd’hui Pesth a vaincu Vienne et que tout est fait parce que les Hongrois arrivent au pouvoir, ceux-là se trompent absolument, et cette erreur ne saurait avoir que de déplorables conséquences. D’abord Pesth n’a pas vaincu Vienne, car ce qu’on est convenu d’appeler « Vienne » a depuis deux ans bien plus souffert de sa propre inaction que de toutes les colères de Pesth ; ensuite si ce qui, pour le moment, est dévolu aux Hongrois, ne s’exerce pas