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la frénésie ; mais ce n’était pas tout. Il n’est point de fête en Hongrie, ni de rassemblement, ni de cérémonie publique, sans qu’il y ait des bohémiens, des zigeuners. Or, mêlés à la foule des porte-flambeaux, se tenaient sur la place de Bude les zigeuners de la fameuse bande de Paticcarius, et sitôt que le dernier son de la marche rebelle eut cessé, il s’éleva, on ne sait d’où, un chant depuis bien longtemps banni des pays hongrois. Sur la corde frémissante des violons bohémiens, sous un coup d’archet qui semblait vouloir arracher l’âme à l’instrument, se formulèrent les accords de l’hymne autrichien du Gott erhalte Franz den Kaiser, de Haydn. La douce et grande mélodie (bien autrement humble et chrétienne que le God save the Queen), ce chant impérial habitué aux pompes de l’église, aux orgues et aux voûtes des cathédrales, s’élança cette fois en prière désolée, mais fervente, vers les voûtes du ciel étoilé, et François-Joseph put se dire que la vraie réconciliation avec le peuple hongrois s’accomplissait lorsque l’appel aux armes de Rakoczy vint se confondre avec le Golt erhalte sur cette place du château de Bude.

Et maintenant de tout cela que reste-t-il ? Le résultat de cette visite du roi à Pesth, de cette entrevue entre le monarque et la nation, il importe qu’on ne se l’exagère point, car tout espoir mal placé amènerait d’irrémédiables déceptions. Il ne faut surtout pas, dans ce qui vient de se passer, voir plus qu’il n’y a eu en réalité. La visite de François-Joseph, sa réception, la cordialité, disons le mot, l’enthousiasme qu’il a provoqué et qui a fini par le gagner lui aussi, tout cela n’a eu et ne pouvait avoir qu’un seul effet : la destruction d’une animosité qui empêchait tout, la conquête d’un terrain sur lequel on discutera plus tard. Au fond, rien n’est changé par la rencontre entre les Hongrois et leur roi ; mais tous les changemens sont rendus possibles. La prochaine convocation de la diète sera le premier acte par lequel s’ouvrira la nouvelle ère. Alors, mais pas avant, on discutera, et les discussions auront pour fruit de véritables transactions, si de chaque côté on se pénètre de cette conviction, que la modération est un devoir. Le résultat par excellence du voyage royal aura été de faciliter l’oubli. On s’est tendu la main ; il faut donc chasser tous les souvenirs du passé, sans quoi la paix est impossible. L’Autriche a eu très peur, la Hongrie a eu très mal : il faut que l’une et l’autre oublient, car, malgré la souffrance et malgré l’épouvante, s’il est dans tout ceci un mot inadmissible, c’est celui de pardon ; nul n’a été assez vainqueur pour le prononcer, nul assez vaincu pour l’entendre. Il s’agit d’oublier. Il ne serait que trop facile de dresser la liste des accusations réciproques, d’enregistrer les griefs qui s’amoncellent depuis si longtemps ; mais qu’y gagnerait-on ? Mieux vaut s’en tenir aux paroles