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épaisses, tandis que, les réunissant, s’élance d’un bord à l’autre un pont suspendu qui compte parmi les chefs-d’œuvre du génie civil. Du côté de l’orient, la ligne marquée par la rivière se perd graduellement et se confond avec l’horizon ; du côté de l’occident, elle paraît s’arrêter au pied des montagnes qui, masquant une des nombreuses courbes du fleuve, l’enferment en apparence et semblent en faire un grand lac.

Le soir du 7 juin, la flamme éclatait de partout, et des rues, illuminées de Pesth on la vit bientôt s’enrouler autour du rocher sur lequel se dresse le château royal à Bude. Seulement, car la montée est rude, l’interminable procession gravissait le vieux roc, l’enguirlandait de sa spirale lumineuse, et les porteurs de torches commençaient déjà de remplir la place du château, que de nouveaux renforts enflammés débouchaient incessamment des quais sur la rive opposée et jetaient sur l’eau profonde du Danube un pont de lumière. Le banquet royal tirait à sa fin, on faisait encore « cour, » et le souverain causait depuis quelques instans avec le baron Kémény, rédacteur en chef du journal de Déak, le Pesth-Naplo, lorsqu’un aide-de-camp vint annoncer que le Fackel-Zug envahissait la place. On ouvrit la fenêtre centrale de la grande salle, et le roi parut sur le balcon. Je doute que souvent des oreilles princières aient été saluées par de pareilles acclamations, et François-Joseph a dû s’avouer à lui-même que ces eljens ont quelque chose d’entraînant, et qui jusqu’à un certain point explique cet amour passionné de la popularité que le Hongrois est accusé de porter à un si dangereux excès. Il n’y avait pas à s’y tromper : cette secrète vibration, que rien ne remplace ni n’explique, et que reconnaissent tous ceux qui ont jamais eu l’habitude d’une assemblée, ce courant électrique frappait le prince et le peuple à la fois et les unissait. Un de ces momens-là vaut mieux que le meilleur édit ou même le plus sage act of parliament du monde, et ne s’obtient ni par l’un ni par l’autre. Ils étaient là à se regarder, à se saluer, à s’entendre, la foule et le roi, quand arriva un de ces accidens heureux qu’on n’aurait peut-être pas tort d’envisager comme un véritable présage. Dans une des secondes de repos que se permit le public en ses acclamations, certains sons abrupts, mais bien connus, un rhythme familier à chaque enfant, se font entendre ; on écoute haletant, la phrase se détache, stridente, altière, jouée avec un entrain qui fait de chaque note un cri de guerre : c’est le Rakoczy-Marsch ! Qui donc a donné l’ordre à cette musique de régiment d’avoir tant d’esprit et d’à-propos ? Qui vient d’inspirer à ces cuivres impériaux une pensée d’une si victorieuse politique ? Ce qui est certain, c’est qu’à la première phrase du Rakoczy, entonnée par la musique militaire, l’enthousiasme devint de