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ses mesures pour se rendre facile la possession de cette Silésie, à laquelle il ne comprenait pas que l’Autriche lui disputât ses droits « évidens ! » Le 18 du même mois, il passa l’Oder à la tête d’une armée de trente mille hommes, et des troupes prussiennes campèrent le 22 devant Glogau. Le roi de Prusse appelait cela des « contestations d’amitié[1] ! »


Frédéric II met une grande unité dans la vie de Marie-Thérèse, car pendant quarante ans qu’elle régna, c’est en somme en vue de la Prusse qu’elle agit toujours. Le grand Fritz est l’ennemi par excellence, le Gegner, comme on dit en allemand. Les traités de paix qu’on signe avec lui pour le danger valent les guerres, car avec cet homme qui affirme en propres termes ne « vouloir être honnête que s’il y a quelque chose à y gagner[2], désarmer c’est courir double risque. De ce point de vue, Frédéric domine la politique de l’Autriche. Des autres ennemis on se débarrasse, on bat les Bavarois, les Saxons, les Espagnols, les Français même, puis on traite, et tout est dit ; mais de lui on n’est jamais quitte. On le bat aussi parfois, jamais on ne lui échappe, et, quoi qu’on fasse, on sent que la question demeure toujours ouverte et que les phases seulement se succèdent dans une situation qui au fond se perpétue. La curiosité tient d’ailleurs l’attention publique éveillée sur ce prince étrange, car, à dire vrai, ceux auxquels il donne des victoires se l’expliquent aussi peu que ceux auxquels il inflige des défaites. Pour l’Allemagne entière, nord ou sud, Frédéric était un mystère, et, selon toutes les règles, ce fourbe couronné, ce cynique, ce contempteur de tout ce qui est honnête ou loyal, moral ou religieux, devait périr ignominieusement ou même disparaître de Sans-Souci une nuit, emporté par le diable au milieu de flammes bleues. Sans cela, qui prouverait aux peuples que la vertu est toujours récompensée ? Tous les « bien pensans » du monde entier sont contre Frédéric. Il est d’autant plus terrible qu’il demeure inexplicable. Tous ses procédés sont inconnus, toutes ses voies excentriques ; il ne veut rien faire comme les autres, et en fin de compte on lui laisse toujours faire sa volonté. Prenons comme exemple les négociations qui précèdent le traité de paix de

  1. Dans une lettre toute de sa main adressée à François de Lorraine le 12 janvier 1741 (et que cite M. d’Arneth dans son excellent livre sur Marie-Thérèse), Frédéric dit au grand-duc : « J’ai vu avec un véritable chagrin que votre altesse royale avait pris si mal les contestations d’amitié que je lui ai faites, et que, malgré la justice de mes droits, la reine votre épouse ne voulait avoir aucun égard à l’évidence de mes prétentions sur la Silésie…. Ce qui me fait le plus de peine est de voir que je serai obligé de faire malgré moi du mal à un prince que j’aime et que j’estime, et pour lequel mon cœur sera toujours porté, quand même mon bras serait obligé d’agir contre lui. »
  2. Lettre du roi à Podewils, saisie avec d’autres documens par Reipperg et expédiée à Vienne.