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l’idée à priori : c’est l’intuition. La raison ou le raisonnement développe ensuite l’idée et déduit ses conséquences logiques ; mais si le sentiment doit être éclairé par les lumières de la raison, la raison à son tour doit être guidée par l’expérience, qui seule lui permet de conclure.

L’esprit humain est un tout complexe qui ne marche et ne fonctionne que par le jeu harmonique de ses diverses facultés. Il faudrait donc se garder, dans l’association que j’ai signalée plus haut, de donner une prédominance exagérée soit au sentiment, soit à la raison, soit à l’expérience. Si le sentiment fait taire la raison, nous sommes hors de la science et nous arrivons dans les vérités irrationnelles de foi ou de tradition. Si la raison n’invoque pas sans cesse l’expérience, nous tombons dans la scolastique et sous la domination des systèmes ; si l’expérience se passe du raisonnement, nous ne pouvons pas sortir des faits, et nous croupissons dans l’empirisme. La méthode expérimentale est la méthode qui cherche la vérité par l’emploi bien équilibré du sentiment, de la raison et de l’expérience. Elle proclame la liberté de l’esprit et de la pensée. Son caractère est de ne relever que d’elle-même, parce qu’elle emprunte à son critérium, l’expérience, une autorité impersonnelle qui domine toute la science. Elle n’admet pas d’autorité personnelle ; elle repousse d’une manière absolue les systèmes et les doctrines. Ceci n’est point de l’orgueil et de la jactance. L’expérimentateur au contraire fait acte d’humilité en niant l’autorité individuelle, car il doute de ses propres connaissances, et il soumet ainsi l’autorité des hommes à celle de l’expérience et des lois de la nature.

La première condition à remplir pour un savant qui se livre à l’investigation expérimentale des phénomènes naturels, c’est donc de ne se préoccuper d’aucun système et de conserver une entière liberté d’esprit assise sur le doute philosophique. En effet, d’un côté nous avons la certitude de l’existence du déterminisme des phénomènes, parce que cette certitude nous est donnée par un rapport nécessaire de causalité dont notre esprit a conscience ; mais nous n’avons, d’un autre côté, aucune certitude relativement à la formule de ce déterminisme, parce qu’elle se réalise dans des phénomènes qui sont en dehors de nous. L’expérience seule doit nous diriger ; elle est notre critérium unique, et elle devient, suivant l’expression de Goethe[1], la seule médiatrice qui existe entre le savant et les phénomènes qui l’environnent.

  1. Goethe, Œuvres d’histoire naturelle, traduction de M. Martins, introduction, page 1.