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Ces derniers mots seront la conclusion de notre étude. Il faut à la poésie un fond solide et généreux, sans quoi elle tombe dans les fadaises ou se perd dans les abstractions périlleuses. Ce fond, c’est l’humanité, non pas l’humanité générale que considère le philosophe, mais l’humanité vivante, militante, avec les émotions que lui fournit et les devoirs que lui impose une époque déterminée. Si un siècle agité par des crises profondes est une espèce de drame, la poésie en est le chœur. C’est donc à nous-mêmes que nous songeons en surveillant ses destinées ; voilà le secret de nos exigences et de notre sollicitude. Le brillant chœur poétique du XVIe siècle, auquel on a pu comparer le mouvement lyrique inauguré en 1820, n’a pas tenu jusqu’à la fin tout ce qu’il avait promis. Savez-vous comment il a été jugé par la postérité immédiate ? A propos de l’école dont Joachim Dubellay avait tracé le programme enthousiaste, je lis dans Mézeray ces énergiques paroles : « La poésie française, qui jusqu’à ce temps-là n’avait presque été qu’une rimaillerie grossière sans beaucoup d’art et d’invention, commença à se décrasser et à se vouloir parer des ornemens de l’antiquité ; mais les mêmes qui travaillaient à lui rendre cette douce harmonie, qui n’a été inventée que pour élever l’âme à des choses sublimes et divines, la déréglèrent malheureusement par le mauvais usage qu’ils en firent ; car s’étudiant, par une complaisance criminelle, à flatter la vanité et les passions impudiques de la cour, ils métamorphosèrent, si j’ose le dire, les muses en sirènes et abaissèrent ces nobles filles du ciel à quelque chose de plus honteux que la mendicité et l’esclavage. » Ce jugement n’est que trop vrai ; si nous voulons que nos héritiers ne tiennent pas le même langage sur la poésie de ce siècle en rappelant son essor et ses défaillances, ayons soin de ne pas dilapider nos richesses.

On ne saurait méconnaître les mérites divers des poètes que nous venons d’interroger ; chez presque tous pourtant, les défauts que nous avons dû signaler pourraient être rattachés à cette cause unique : un sentiment faux ou incomplet de l’humanité. Ce qui efféminerait l’art aujourd’hui, ce serait une vague tendance à l’inertie du panthéisme. Défendons l’homme contre ces mauvais courans, rappelons-le au sentiment de sa dignité, ne permettons pas à la poésie d’ajouter une action énervante à tant d’influences pernicieuses. C’est pour obéir à ce devoir que nous avons rassemblé ici quelques symptômes heureux et indiqué l’écueil aux générations qui s’avancent.


SAINT-RENE TAILLANDIER.