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Oppose. Il a montré là, qu’il le sache ou non, combien le XIXe siècle est supérieur au XIIIe. Ce rapprochement que me fournit le poème de la Tour d’ivoire est une occasion de signaler une erreur fort regrettable à mon avis dans la carrière de M. Victor de Laprade, erreur qui lui a été funeste et contre laquelle il doit enfin se prémunir. D’où vient qu’après vingt-cinq ans d’inspirations si hautes M. de Laprade n’ait pas recueilli toutes les sympathies qu’il mérite ? d’où vient même qu’une certaine impopularité s’attache à ses dernières œuvres ? Ce n’est pas seulement parce qu’il fait acte de parti, parce que la vivacité de la lutte a entraîné le songeur solitaire au-delà du but qu’il voulait atteindre, parce qu’il lui est arrivé plus d’une fois d’exprimer ou de paraître exprimer des pensées qui ne sont pas exactement les siennes, et qu’il s’est trouvé enveloppé dans la juste réprobation de ce qu’on appelle aujourd’hui le cléricalisme, c’est-à-dire le catholicisme théocratique. Au fond, les esprits désintéressés ne s’y trompent pas : M. de Laprade, ils le savent bien, est beaucoup plus libéral qu’il ne le paraît, plus libéral qu’il ne le dit lui-même. Ce n’est pas le rêveur des hautes cimes qui consentirait à s’emprisonner dans la secte étouffante des pharisiens. Aussi a-t-il sa place, comme les meilleurs d’entre nous, dans les vulgaires satires d’un insulteur connu ; certes il méritait cet honneur, et l’on s’étonne à bon droit que les attaques de M. Veuillot n’aient pas épargné à l’auteur des Symphonies la malveillance du parti opposé. Le tort de M. de Laprade, je crois le savoir, c’est qu’il n’aime pas assez son siècle. On peut nourrir sa pensée du mépris des choses communes, on doit condamner les misères morales qui nous entourent ; ce n’est pas une raison pour se séparer de son temps, et il est défendu au poète plus qu’à personne d’en méconnaître la grandeur.

UN sentiment plus juste de ce que vaut le XIXe siècle commence à se dégager par momens dans les Voix du silence, et c’est là surtout ce qui m’intéresse dans quelques poèmes du nouveau recueil, par exemple dans la belle pièce intitulée Silva nova. Le poète est retourné dans la forêt qui enchantait les rêvés de sa jeunesse ; il a voulu visiter la place où, vingt ans auparavant, il avait vu le grand chêne tomber sous la hache du bûcheron. Ce chêne, hélas ! n’était pas seulement l’arbre au tronc couvert de mousse, aux branches noueuses, à la cime vénérable ; pour le chantre ami des symboles, c’était avant tout le témoin du passé, l’abri des jours anciens. Quel tableau va s’offrir à ses yeux ? Dès le pied de la montagne, des bruits, des chants, des odeurs, mille murmures, mille symptômes, attestent que la vie est revenue dans les lieux dévastés. Ce sont des bourdonnemens d’insectes, c’est le chevreuil qui passe effa-