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foyer par ses chants solitaires quand l’idée lui vint de se faire entendre au dehors. Goethe voulait que toutes les âmes qui ont vécu et senti, pour peu qu’elles eussent le don des vers, livrassent ainsi leurs confidences au public. « Assurément, disait-il, on n’y gagnerait pas des chefs-d’œuvre, on y gagnerait du moins des révélations délicates, des accens, des motifs, éléments épars dont le véritable poète fait son profit le jour où ce poète apparaît. » L’Allemagne n’a que trop bien répondu à cet appel, et chaque année amène un tel essaim de chanteurs domestiques que la critique ne sait plus auquel entendre. Je ne voudrais pas donner chez nous le conseil que Goethe donnait à ses compatriotes ; le danger serait bien plus grave ici qu’au-delà du Rhin, et l’on y oublierait plus vite encore la condition imposée par le maître, c’est-à-dire la simplicité parfaite, l’absence de toute prétention. Je n’engagerais même pas Mme Penquer à de fréquentes récidives ; on doit la remercier néanmoins de quelques notes gracieuses qui ont résonné à propos. C’est l’air de flûte ou de hautbois que je réclamais tout à l’heure pour nous reposer de ce cliquetis métallique auquel se plaisent les écoles savantes.

Quant aux femmes qui chantent pour calmer une blessure saignante, qui donc voudrait arrêter le chant sur leurs lèvres ? Ce ne serait pas seulement une cruauté, ce serait aussi une grave erreur de critique. De toutes les poésies féminines, celle-là est la plus vraie. Si la poésie prétentieuse est intolérable, la poésie consolatrice est digne de toute sympathie. C’est même dans cet ordre de sentimens que se trouve la seule rénovation possible de l’art aux époques où l’inspiration lyrique semble avoir épuisé tous les sujets. Puisque la poésie, suivant une définition très belle, est une création idéale par laquelle certaines âmes, plus vivement touchées de la misère commune, corrigent ou complètent le monde réel, sommes-nous donc placés désormais au-dessus de ces consolations ? Le progrès général a beau améliorer la condition de la race humaine, il développe en même temps chez un plus grand nombre d’êtres une sensibilité plus vive, et la cible où portent les traits du mystérieux archer ne cesse point de s’agrandir. Autant de prises offertes a la douleur, autant de gages donnés au perpétuel rajeunissement de la Muse. Une telle poésie appartient surtout aux femmes ; soit qu’elles pleurent sur elles-mêmes, soit qu’elles compatissent à des infortunes secrètes que nos yeux distraits n’aperçoivent pas, c’est bien à elles de réaliser idéalement le vœu de l’auteur de Marie :

Des autels renversés par la fureur civile,
Nous bâtirons un temple au milieu de la ville,
Et de nos pleurs purifié,
Nous le consacrerons, ce temple, à la Pitié.