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repousser avec injure comme les puritains de la démocratie, sans s’agenouiller devant lui comme les adorateurs d’une idole : « O poète de la passion, lui dit-il, tu seras éternellement jeune ; mais n’y a-t-il pas une autre poésie que la tienne, une poésie plus virile, plus digne de nous, et que tu aurais pu déployer à nos regards ? Ton génie ailé a parcouru tous les degrés de l’univers moral, nulle part tu n’as fixé ta demeure. Par un charme qui n’est qu’à toi seul, souriant et pleurant à la fois, tu irrites à plaisir la sensibilité individuelle ; tu ne t’inquiètes jamais de la grande humanité. » Rouvrant alors les perspectives lointaines, il décrit à grands traits les œuvres et les jours de notre race depuis la fondation des antiques cités jusqu’à ce XIXe siècle plein de travaux splendides, et à la poésie de la volupté il oppose la poésie de l’action. C’est ainsi que dans l’ordre poétique il a échappé à l’imitation d’Alfred de Musset, comme dans l’ordre philosophique il s’est dégagé de l’influence hégélienne. S’il y a là un espoir trop ambitieux, le symptôme du moins est à noter. Rappelons toutefois à M. Sully Prudhomme que, s’il veut frayer la voie à cette inspiration supérieure qu’il semble chercher si ardemment, il a encore besoin d’affermir sa pensée et de donner à son langage l’unité qui lui manque. Tant qu’on ne verra pas chez les nouveaux venus ce signe de force qu’on appelle la sérénité, on pourra toujours craindre le retour des sentimens suspects dont ce livre de Stances et Poèmes a gardé l’empreinte, comme tant d’autres tentatives poétiques de notre temps.


II

Au moment où éclatait la poésie originale du XIXe siècle, il y a trente ans et plus, quelques voix de femmes se mêlèrent discrètement au concert ; on se rappelle surtout Mme Tastu et Mme Desbordes-Valmore, l’une si sage, si mesurée, l’autre si éplorée dans sa douleur et jetant des cris sortis de l’âme. Les femmes qui ont reçu le don de poésie affichent rarement la prétention de créer un art nouveau ; elles empruntent d’ordinaire le style, les rhythmes, les images que les poètes régnans ont mis à la mode. C’est ainsi que Mme Tastu et Mme Desbordes-Valmore, après avoir chanté d’abord sous l’impression de la poésie de l’empire, adoptèrent avec enthousiasme le mode lamartinien, mode si gracieux, il est vrai, si conforme à leurs sentimens intimes qu’elles semblaient n’avoir jamais parlé d’autre langue. Au milieu des tentatives un peu confuses que nous venons de décrire, au milieu de ces artistes occupés à chercher leur voie, l’un aident et fantasque, l’autre abstrait et subtil, ce dernier ne redoutant pas les périlleux systèmes, mais sa-